La clé du festin

M. Jean-Noël DUMONT
Le plaisir - n°40 Mars - Avril 1982 - Page n° 27

'Quelle est la place du plaisir face au devoir, à la morale, aux obligations, à la société? La charité en est la clé ''du festin ancien'' selon Rimbaud.

 L'article complet est joint.'

LE plaisir a pu passer pour une arme contre le devoir, la morale, les obligations auxquelles on attribuait le sentiment de culpabilité. L'innocence du plaisir en ferait le comportement libérateur par excellence puisqu'il a de quoi dévoiler la fragilité des principes, des conventions. Au-delà de l'idéologie qui endoctrine le plaisir, on peut voir dans ces slogans qui ont marqué les dernières décennies le signe d'une profonde mélancolie. L'esprit lourd d'inquiétude, voué à l'infini et impatient dans le quotidien, aspire à la chair comme à un mutisme, comme à une innocence où il pourra s'oublier. Plus grand est le désarroi, plus fort est l'attrait du plaisir et ce sont les êtres les plus las qui veulent trouver dans le plaisir une innocence ... Encore faudrait-il que le plaisir soit innocent! Il n'est pas sûr que la culpabilité ait été artificiellement ajoutée au plaisir par des interdits. Le goût de la dérision et l'avilissement qui accompagnent bien des « libérations H, l'incohérence angoissée des mœurs, tout devrait nous montrer qu'en niant le péché on n'a pas pour autant gagné l'innocence. Le lien de la culpabilité et du plaisir est-il extérieur? Ces désarrois ne dévoilent-ils pas le goût du néant toujours possible au sein du plaisir? La même émotion qui exprime la perfection de notre existence peut en exprimer le néant.

Des analphabètes

Pour apaiser l'inquiétude on voudrait affranchir le plaisir de la morale; mais il faut pour cela que le plaisir soit lui-même un bien capable de se substituer à tout autre. Or le plaisir ne peut être recherché comme un bien. Nous sommes aujourd'hui malheureusement bien placés pour comprendre que le plaisir est triste quand, prétendant devenir lui-même un bien, il est détaché de la référence à une valeur supérieure. Combien d'êtres, seulement nourris des morceaux d'opinions que les chansonnettes mettent bout à bout, démunis de tout moyen de comprendre les émotions violentes dans lesquelles ils sont jetés, éprouvent dans l'incohérence des émois sur lesquels on leur a menti. Peut-être la sensibilité moderne aura-t-elle été assez loin dans ces déroutes d'analphabètes affectifs pour que nous puissions comprendre à nouveau que le plaisir n'est rien s'il est vécu en dehors du devoir? Il est trop tôt encore pour dire devoir? En attendant d'avoir trouvé le mot juste, beaucoup seront déjà usés de sensibilités niaises, de tristesses secrètes, pour avoir cru qu'on pouvait innocemment prendre son plaisir.

Qu'est-ce donc que l'émotion du plaisir? Le retentissement en tout notre être, chair et conscience, de la réalisation d'une valeur. En ce sens le plaisir est bien toujours le signe de la perfection, l'existence surabondante se signifie par (p.27) l'émotion qui donne l'impression de « s'emparer» de moi. La perfection bouleversante que je découvre dans la beauté de tel tableau sollicite bien tout mon corps, les battements de cœur sont inséparables de la révélation qui m'est faite. De même la joie d'un amour se dit dans une tendresse que n'accompagnent ni tristesse ni honte. Le plaisir célèbre l'accomplissement d'un bien. Aussi le plaisir n'est-il pas un bien mais le signe d'un bien. Telle était d'ailleurs la réponse des stoïciens aux épicuriens.

La déviation de l'esthète est de vouloir l'émotion sans reconnaître la valeur qui lui est liée. Rechercher le signe quand la joie est absente, y aspirer d'autant plus que la joie est absente, c'est la tentation la plus bêtement banale que nous éprouvons tous et par laquelle nous nous faisons dupes. Le plaisir ne peut pas combler un vide, un manque, il est au contraire la célébration d'une plénitude. Quand nous écoutons les sollicitations de notre angoisse qui nous mènent au plaisir, ou, plutôt, au trouble qui lui ressemble, nous prenons le signe pour la chose, le mot pour la réalité. Lorsqu'il est recherché, le plaisir est comme un mot dont on a perdu le sens: il n'indique que du vide, sa répétition exaspérée ne peut davantage le remplir. En effet, en essayant d'endormir notre angoisse par un plaisir, nous ne pouvons qu'y retrouver plus impatient le même sentiment d'absence: l'usure du plaisir fait regretter plus fortement la présence que normalement il évoque. Nous nous comportons en cela comme des magiciens qui croient faire apparaître des réalités en agissant sur des signes. Certes le battement de cœur est inséparable du plaisir esthétique, mais un art qui ne vise qu'à faire battre le cœur, au lieu de plénitude ne donnera que la sensation sourde du néant.

Le plaisir est lié à un bouleversement du corps qui est bien assez puissant pour faire naître toutes les illusions. Le choc émotif qui ressemble au plaisir nous propose comme des raccourcis pour accéder à des biens qui demanderaient plus de pureté dans nos intentions. Comme le battement de cœur est confondu avec l'émotion qu'il accompagne, l'orgasme est paresseusement confondu avec le plaisir, la relaxation avec la paix ... Que, pour combler un creux, on cherche un apaisement dans les simulacres du plaisir, c'est la tentation la plus constante et la plus explicable; le malheur propre à notre époque, au fond d'inspiration romantique, est que l'on conforte cet égarement. Le déplacement caractéristique de l'illusion romantique est en effet d'avoir mis la morale dans l'émotion, comme si l'intensité ou la spontanéité de nos émois pouvait être le vrai guide de nos actes. Mais le romantisme, c'est aussi la surenchère émotive accompagnée d'une froideur qui n'abandonne à aucun moment l'esthète en quête de surprises. Les mentalités de la société qui est nôtre, bien sûr, nous traversent de part en part et ses contradictions sont nôtres: aussi chacun semble aujourd'hui se débrouiller comme il peut pour gérer les contradictions d'une vie qui ne voit pas d'au-delà à la jouissance. Nous donnons le spectacle d'une émotivité déboussolée, ignorante aussi bien du péché que de la pureté, qui ne connaît que l'incohérence des petites joies fugaces ou l'écœurement de vivre.

Il faut le redire, nous sommes des analphabètes et vivons une affectivité sans repères. Aussi la cruauté la plus effrayante peut-elle accompagner des naïvetés d'enfants: infidélité, avortement, abandon, mépris, ivresse, blessent chacun au plus profond de lui-même tandis que le plaisir et la santé nous tiennent lieu de morale.

Vouloir le lendemain, recevoir le présent

Comment vivre une jouissance qui ne laisse pas transparaître le vide dont elle est issue? On croit assez savoir que le temps est l'ennemi du plaisir, que le vide où le fruit disparaît donne à la jouissance une intensité amère; Aussi les esthètes les plus raffinés s'efforcent-ils d’éviter la réalisation même de la jouissance la rencontre avec la réalité qui en montrera le peu de consistance. Quelles qu'elles soient, nos médiocres recettes épicuriennes ont toutes un but : écarter le lendemain. Le menteur, lui aussi, doit disparaître le lendemain s’il ne veut pas que sa supercherie soit découverte. La grandeur de la fidélité est au contraire de vouloir ce lendemain qui est la mort du séducteur, de vouloir le temps et même le vieillissement sans l'éprouver comme un dangereux stimulant. Toute notre culture est rongée par la maladie du temps-qui-passe pour avoir négligé que seule une décision morale peut compter sur le temps.

 

La peur du lendemain donne une acuité tragique ~ la sensation qui devient l'étourdissement sur lequel toute notre angoisse est investie. Dans cette peur du temps et cette façon perverse d'en faire un stimulant, on retrouve la culpabilité au cœur même de la sensation: le plaisir va se confondre avec la jouissance du fruit dérobé ... La fidélité seule peut donner au plaisir l’assurance qui lui permet d'être heureux. Une fois de plus le plaisir n’existe que comme le signe d'un bien! En dehors de cela la proximité morbide du plaisir (des sensations qui le simulent) et de la mort alimentera l'illusion — une jouissance sans lendemain. Ces images romanesques de l'amour impossible, de l’instant fulgurant et mortel, arrêtons-nous un moment pour en considérer la pauvreté, la fadeur des pièges auxquels nous voulons nous prendre.

Combien est plus étonnant le plaisir qu'aucune crainte n'use ni n'excite ! La véritable grandeur du plaisir est d'en vouloir la réalité. C'est aussi ce qui est le plus rare, c'est la vraie difficulté car, à l'intérieur de la, sensation, il y a en germe toutes les puissances de l’oubli et de l’illusion. Il n’est pas sur que nous voulions la réalité de nos plaisirs, car cette rencontre bienheureuse de notre désir et du réel dévoilera à son tour la justesse de notre désir. Aussi la recherche du plaisir n'est-elle le plus souvent que la recherche de l'évasion, du divertissement. L'esthète en quête de sensations curieuses et intéressantes cherchera précisément à ajourner le plus possible la réalisation de son désir : la vie n'est alors supportée qu'à condition d'être rêvée, imaginée. On dira que le rêve est bien plus beau que la réalité! Et de ces ruses il n'y a qu’une idée a retenir: la véritable audace est de vouloir la réalisation de nos désirs, nos plaisirs n'ont trop souvent que le goût de l'évasion. Songeons par exemple à la façon dont l'art a été confondu avec un moyen d’évasion, de fuite, alors que la beauté devrait être le déploiement bienheureux du réel.

Il n'est pas étonnant que nous nous égarions dans nos plaisirs sans trop savoir y discerner le mensonge et la vérité: la sensation éveille en nous des forces si violentes et si délicates. Il faut dire aussi que cette ambiguïté est dans la nature du désir où vacuité et plénitude font un étrange mélange, nous tenant dans le possible à égale distance du néant et de l'être. Les dimensions où le plaisir est le plus précieux, comme la sexualité ou l’esthétique, deviennent aussi celles où nous sommes le plus désorientés. La culpabilité gît à l’intérieur même du plaisir puisque la possibilité du néant y est toujours attachée.

« La charité est cette clé »

Quels que soient les hasards où nous jette notre sensibilité, il serait plus sain de lui donner un guide, de reconnaître qu'il n'y a pas de plaisir réel qui ne découle de la justesse morale. Il y a bien assez d'amertume au cœur des hommes pour qu'ils comprennent qu'ils sont trompés à chaque fois qu'ils font du plaisir un but, qu'ils ne tombent alors que dans des sensations qui ressemblent au plaisir en en faisant ressentir plus durement l'absence. Cette amertume nous instruit, mais y a-t-il assez d'audace pour remonter la pente qu'une pensée vulgaire et paresseuse a descendue?

Si tant d'angoisse s'éveille pour ces plaisirs que l'on nous dit innocents et simples, c'est que le dialogue de l'esprit et de la chair se fait en paroles confuses. Il ne suffit pas de « réhabiliter le corps» contre le puritanisme pour déraciner l'angoisse. Pour l'homme chargé d'esprit le repos de la chair et son apparente placidité deviennent fascinants. Comme la bêtise. Le mélancolique peut connaître violemment l'attrait de cette innocence. Mais, loin d'être « réhabilitée », la chair est alors tentation et il est trop tard pour parler de son innocence. Tout approfondissement de la conscience se paie de la perte des naïvetés charnelles. Mais on peut dire aussi bien que l'esprit devient à son tour tentation pour l'innocence: quand la naïveté charnelle devient consciente d'elle-même elle n'est plus que la tentation du démoniaque. Peut-être Chérubin vit-il innocemment des émois pleins de charmes, mais le charme en lui devient peu à peu séduction, et s'il trouve sans cesse sur sa route le comte Almaviva, c'est que ce dernier représente son avenir.

Décidément non, ce n'est pas dans le plaisir que nous retrouvons la pureté perdue. C'est bien la charité qui est la clé « du festin ancien » [[Rimbaud, Une saison en enfer. ]]. C'est par la charité qu'il nous faut recommencer, cela est vrai aussi bien du plaisir amoureux que du plaisir esthétique. Tout amour est d'abord amour de charité et s'il ne l'est pas il s'épuisera en passions exaspérées. De même il n'y a pas de beauté qui n'émane de la charité du regard. Rimbaud qui connut si profondément la nostalgie de la pureté est peut-être le meilleur interprète de notre sensibilité désorientée. Écœuré et trahi par une culture romantique à laquelle son être épris d'absolu se livra tout entier, il s'est tu parce qu'il a souffert de n'avoir plus de bouche que pour l'injure et le sarcasme.

Notre culture libérée des tabous ne semble en mesure de produire que le spectacle de l'avilissement, de l'horreur, et l'on voit partout le plaisir associé au dégoût, à la mort. Beaucoup se croient des artistes qui ne sont que des calomniateurs. S'il ne veut pas être dégradé en effets spectaculaires et en mystifications, le plaisir esthétique ne peut être recherché pour lui-même. Il est la conséquence de la pureté du regard qu'il me fait partager. L'accord qui naît à l'écoute de Bach indique qu'il y a en effet un plaisir qui peut être purification, catharsis. Une œuvre n'est pas « morale» par les thèmes qu'elle illustre mais par sa transparence, par l'assurance qu'elle me donne de mieux aimer le réel. Cette pureté de la sensibilité n'est autre que l'étonnement du plaisir. On devine alors dans quelle mesure on peut parler d'une innocence du plaisir: l'étonnement est une vertu de l'enfance, de l'être qui ne calcule ni ne conquiert. Des sensibilités perverses et alanguies tenteront de substituer le scandale à l'étonnement, la provocation à 1’admiratIon. Mais la charité seule me donne la véritable attention, la disponibilité qui fait recevoir le plaisir sans avoir à chercher la sensation.

 

 

 

IL y a un plaisir qui est le signe de notre malheur, il est le fruit de la distraction, la tentative magique de combler une absence, d'exorciser nos inquiétudes. La sensation qui simule alors le plaisir porte en elle-même la culpabilité, il n'est pas besoin d'interdit pour en prendre conscience. L'exaspération où nous jette la recherche du plaisir tente d'oublier cette culpabilité mais ne fait que la dénoncer davantage. Puissions-nous en effet être si bien enracinés dans la charité que chaque instant reçoive sa plénitude! Le plaisir, loin d'être cherché et perçu, est alors reçu comme un don surabondant. Le plaisir est alors le fruit de 1’attention la plus délicate au réel. Puissions-nous, malgré nos esprits disjoints, recueillir dans chaque plaisir une sagesse, l'accomplissement d'une « joie parfaite» qu'aucun « trop tard» ne vient aiguillonner, qu'aucun lendemain n'inquiète.


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