Monsieur Jean-Luc MARION
Satan, "mystère d'iniquité"
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n°23
Mai - Juin
1979 - Page n° 27
Le mal exerce une logique, la vengeance. En me vengeant, je ne me libère pas du mal mais le renforce, jusqu'à le retourner contre moi (suicide). Dans ce piège, le tentateur se révèle, qui prouve sa personnalité en détruisant la mienne.
Les deux premières pages, 28-29, sont jointes.
La cause du mal peut bien, objectivement, précéder le mal que je subis. Mais justement, quand je subis le mal, je souffre d'une souffrance qui, en m'affolant, me plonge dans une subjectivité « sans porte ni fenêtre », où seule compte ma souffrance et ce qu'elle m'inspire et me désigne ; dans la subjectivité carcérale de la souffrance, la priorité de la cause du mal sur le mal s'inverse : c'est le mal ressenti — la souffrance — qui me fait frénétiquement plaider ma cause, proclamer donc mon innocence, jusqu'à, en conséquence, lui donner après coup une cause objective, pour enfin tenter de la supprimer. Plaidant subjectivement ma cause, je ne poursuis qu'ensuite une cause objective à mon mal. La question devient alors : quelle réalité choisir de préférence, comme la cause coupable, contre laquelle je vais pouvoir plaider la cause de mon innocence ? La souffrance, en plaidant son innocence, peut se trouver maintes causes à détruire : l'homme qui me frappe et me torture, le voleur qui me vole, mais aussi la femme qui me bafoue, le « petit chef » qui me contraint. Plus dure et croit la souffrance, plus je peux et dois lui trouver une cause, précise et puissante. Pour ce faire, je peux passer de l'une à l'autre, voire additionner les unes aux autres, jusqu'à construire une cause multiforme, mais alors seulement à la mesure de ce que je souffre et subis : ainsi, la souffrance institutionnalisée a légitimement le droit de se trouver une cause elle-même institutionnelle. Qu'importe, pourvu que la souffrance innocente — la mienne — puisse mettre un visage sur la cause de sa souffrance. Mettre un visage sur la cause de sa souffrance c'est, aussitôt, pouvoir plaider efficacement sa cause. Je ne puis accuser qu'un visage, et la pire des souffrances consiste précisément à n'avoir aucun visage à accuser. La souffrance anonyme redouble le mal, puisqu'elle interdit à l'innocent de plaider sa cause. Plus donc croit le mal, plus croit l'accusation ; plus croit l'accusation, plus doit aussi croître la dignité (ou le nombre) des coupables. C'est pourquoi le mal collectif et objectif — aujourd'hui la malnutrition, le chômage, le non-savoir comme non-pouvoir, la répression politique et le mépris systématique des droits de l'homme, etc. — suscite des causes qui, pour être collectives, idéales et diffuses (économiques, politiques, idéologiques, etc.), n'en deviennent pas pour autant anonymes : elles gardent un visage et ceux qui plaident à leur encontre le leur dessinent justement. Il ne faut pas trop vite disqualifier ce visage, sous le prétexte qu'il devient vite une caricature ; la caricature ne tire sa possibilité que de visages très identifiables et précis, qu'elle ne concentre que parce que chacun des (p.29) opprimés
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