Le mal en personne

Le mal exerce une logique, la vengeance. En me vengeant, je ne me libère pas du mal mais le renforce, jusqu'à le retourner contre moi (suicide). Dans ce piège, le tentateur se révèle, qui prouve sa personnalité en détruisant la mienne.

Les deux premières pages, 28-29, sont jointes.

AVANT d'en arriver à celui qui concentre en soi le « mystère d'iniquité » (2 Thessaloniciens, 2, 7), il convient de tracer, au moins en esquisse, l'iniquité. Car l'iniquité déploie une injustice rigoureuse, ordonnée et irrémédiablement logique. Le mal ne nous détruirait pas tant, s'il ne nous détruisait avec tant de logique ; dans l'expérience du mal, ce qui, en un sens, fait le plus mal, tient à la rigueur indiscutable qu'y déploie l'iniquité. Aucune absurdité, aucune incohérence, ni même aucune « injustice » (au sens courant, d'un salaire ou d'un effet disproportionné à sa cause) ne caractérise l'iniquité — mais une immuable logique, qui reproduit sans fin ni faille sa rigueur, jusqu'à l'écœurement, et un insurmontable ennui. Mais d'ennui aussi, d'ennui surtout, l'on meurt. La logique de l'iniquité nous sera donc un fil conducteur jusqu'à son mystère, et à ce qu'il implique. LA VENGEANCE, LOGIQUE DU MAL Le mal, avant tout, fait souffrir. Que la souffrance m'affecte physiquement ou moralement, elle s'impose avec douleur, comme une douleur. Cette douleur, comme je la subis, implique aussi que j'y réagisse, pour m'en dégager ; ainsi, même ma lutte contre la souffrance provient, comme une passion, du mal, que je subis au moment même où je tente de me délivrer de son aiguillon, la souffrance. Car si le premier effet du mal, c'est la souffrance, le second, c'est de faire cesser la souffrance, à tout prix et tout de suite. Comment ? En supprimant sa cause. Encore faut-il lui en trouver une. Ou plus exactement, le plus urgent ne consiste pas à trouver cette cause, mais à la supprimer. Pour exiger de la supprimer, il n'est pas d'abord nécessaire d'identifier la cause de la souffrance, puisque cette cause, même si je ne puis l'identifier pour l'annihiler, je peux déjà la plaider comme mienne. En contestant la cause, peut-être inconnue, de ma souffrance, je plaide, spontanément et immédiatement, ma propre cause. Car le mal, qui ne m'apparaît qu'en m'agressant, n'appelle qu'une réponse — ma propre agression qui prétend le supprimer en retour. Supprimer la cause du mal revient d'abord à plaider ma cause contre lui. A tout mal répond au moins le désir d'unevengeance. La logique du mal déploie sa première nécessité en suscitant en moi, qui souffre, le désir d'un autre mal : détruire la cause du mal qui me détruit, rendre au mal son mal, et agresser l'agression ; bref, plaider ma propre cause à tout prix, avant même que la cause de mon mal ne soit connue [[Nul n'a peut-être mieux que Nietzsche analysé l'esprit de vengeance : « L'esprit de vengeance (...) : là où il y eut souffrance, il doit toujours aussi y avoir punition » (Ainsi parlait Zarathoustra, II, 19) ; car « celui qui souffre cherche instinctivement à sa souffrance une cause ; plus précisément, il lui cherche un auteur ; plus exactement encore, un auteur qui soit responsable de la souffrance qu'il éprouve ; bref un être vivant quelconque, sur lequel il puisse, réellement ou en effigie, se décharger de ses affections, sous n'importe quel prétexte » (Généalogie de la morale, III, § 15). Mais, point décisif, la logique de la vengeance n'est peut-être jamais dépassée par Nietzsche lui-même, puisque les « actifs s, aussi bien que les « passifs s, la pratiquent ; si les premiers seuls échappent au ressentiment (« esprit de vengeance » au sens strict), ce n'est qu'autant qu'ils mettent en œuvre « la véritable réaction, celle de l'action » (Généalogie de la Morale, I, § 11 et II, § 12) ; le laps de temps sépare action et ressentiment, mais tous deux pratiquent la vengeance.]]. Plaider sa cause

La cause du mal peut bien, objectivement, précéder le mal que je subis. Mais justement, quand je subis le mal, je souffre d'une souffrance qui, en m'affolant, me plonge dans une subjectivité « sans porte ni fenêtre », où seule compte ma souffrance et ce qu'elle m'inspire et me désigne ; dans la subjectivité carcérale de la souffrance, la priorité de la cause du mal sur le mal s'inverse : c'est le mal ressenti — la souffrance — qui me fait frénétiquement plaider ma cause, proclamer donc mon innocence, jusqu'à, en conséquence, lui donner après coup une cause objective, pour enfin tenter de la supprimer. Plaidant subjectivement ma cause, je ne poursuis qu'ensuite une cause objective à mon mal. La question devient alors : quelle réalité choisir de préférence, comme la cause coupable, contre laquelle je vais pouvoir plaider la cause de mon innocence ? La souffrance, en plaidant son innocence, peut se trouver maintes causes à détruire : l'homme qui me frappe et me torture, le voleur qui me vole, mais aussi la femme qui me bafoue, le « petit chef » qui me contraint. Plus dure et croit la souffrance, plus je peux et dois lui trouver une cause, précise et puissante. Pour ce faire, je peux passer de l'une à l'autre, voire additionner les unes aux autres, jusqu'à construire une cause multiforme, mais alors seulement à la mesure de ce que je souffre et subis : ainsi, la souffrance institutionnalisée a légitimement le droit de se trouver une cause elle-même institutionnelle. Qu'importe, pourvu que la souffrance innocente — la mienne — puisse mettre un visage sur la cause de sa souffrance. Mettre un visage sur la cause de sa souffrance c'est, aussitôt, pouvoir plaider efficacement sa cause. Je ne puis accuser qu'un visage, et la pire des souffrances consiste précisément à n'avoir aucun visage à accuser. La souffrance anonyme redouble le mal, puisqu'elle interdit à l'innocent de plaider sa cause. Plus donc croit le mal, plus croit l'accusation ; plus croit l'accusation, plus doit aussi croître la dignité (ou le nombre) des coupables. C'est pourquoi le mal collectif et objectif — aujourd'hui la malnutrition, le chômage, le non-savoir comme non-pouvoir, la répression politique et le mépris systématique des droits de l'homme, etc. — suscite des causes qui, pour être collectives, idéales et diffuses (économiques, politiques, idéologiques, etc.), n'en deviennent pas pour autant anonymes : elles gardent un visage et ceux qui plaident à leur encontre le leur dessinent justement. Il ne faut pas trop vite disqualifier ce visage, sous le prétexte qu'il devient vite une caricature ; la caricature ne tire sa possibilité que de visages très identifiables et précis, qu'elle ne concentre que parce que chacun des (p.29) opprimés

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Satan, "mystère d'iniquité" - pdf Gratuit pour tout le monde Télécharger