Père Florent URFELS
Dieu Père
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n°273
Janvier - Février
2021 - Page n° 9
Difficile paternité
Abbé Florent Urfels
Au lecteur habituel de Communio, il pourrait sembler que ce cahier constitue une fâcheuse répétition du récent numéro consacré au «Dieu unique» (mai-août 2020), de la série sur le Notre Père (six numéros entre 2015 et 2020), ou des plus anciens «La paternité» (novembre-décembre 2009) et «Dieu le Père» (novembre-février 1998). C’est un fait, la paternité de Dieu est à ce point centrale dans la foi chrétienne que ce thème ne saurait en soi prétendre à l’originalité éditoriale. Et cependant il n’est pas impertinent d’y revenir, encore et toujours, pour au moins deux raisons. La première tient, précisément, à sa centralité reconnue. S’il est vrai que la mission du Christ n’a pas consisté à se révéler d’abord lui-même mais à révéler son Dieu et Père (voir Jean 1,18 auquel répond Jean 20,17: «Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu»), renouer les fils de cette Révélation aide à éviter l’erreur de perspective parfois appelée «Jésuisme», selon laquelle la vie et les enseignements du Christ en son humanité comptent davantage que la nouvelle situation de fils de Dieu qu’il nous offre par sa Pâque et par ses sacrements. Erreur en général pratique plus que doctrinale, pas moins périlleuse pour autant.
La deuxième raison est davantage conjoncturelle. Quoiqu’un phénomène de ce genre soit délicat à mesurer, il n’est pas faux que nos sociétés occidentales sont marquées par un effacement de la masculinité en général et de la paternité en particulier. Elles seraient même en passe de rompre – enfin! – avec le modèle patriarcal grâce à de nouvelles lois permettant aux femmes de concevoir des enfants, sans vie matrimoniale ni commerce sexuel avec un homme. Certains s’en réjouissent, d’autres s’en désolent et tentent de réactiver d’une manière ou d’une autre les valeurs supposées masculines ou paternelles. Le débat n’est pas médiocre, peut-être n’est-il pas toujours mené, au moins du point de vue chrétien, à la bonne hauteur. Que les chrétiens se sentent concernés par la question, qu’ils soient d’ailleurs plus que d’autres attaqués par les partisans du nouveau modèle de société, cela n’est pas surprenant. Qu’ils réagissent par des raccourcis historiques ou des considérations psychologiques simplistes, voilà qui étonne davantage. Car ce qui est en jeu dans l’effacement de la paternité humaine, ce n’est pas seulement un certain modèle de société, c’est aussi et peut-être d’abord la possibilité d’accueillir la Révélation du Christ comme une bonne nouvelle. Nous sommes ici ramenés à une problématique du même genre que la nature et la grâce. Nul doute que la paternité divine transcende la manière humaine d’être père, mais sans cette dernière il n’est aucun chemin nous permettant d’accéder à la première. Et c’est bien ce chemin qui, en retour, projettera la lumière la plus vive sur l’évolution sociétale que nous traversons. Voici la base sur laquelle les chrétiens doivent mener leur discernement et proposer des réponses. Gageons qu’elles seront alors plus percutantes qu’une apologie paresseuse de la «famille traditionnelle» …
Economie et théologie
Revenons à l’énoncé formant le titre du présent cahier: «Dieu Père». Que signifie-t-il dans son apparente simplicité? Saint Thomas nous avertit: deux choses à la fois. Car «le nom de Père, pris au sens personnel, est propre à la personne du Père; pris comme attribut essentiel, il est commun à toute la Trinité, car c’est à la Trinité entière que nous disons: “Notre Père». On pourra contester la conception thomasienne d’une oraison dominicale adressée à la Trinité mais tel n’est point notre propos. Ce qui importe ici, c’est la distinction et l’articulation d’une titulature immanente (le Père engendre de toute éternité son Verbe sans sortir de lui-même) et d’une titulature économique (c’est en tant que créatures rachetées que nous nous adressons à Dieu comme à notre Père2 ). La religion israélite a déjà perçu le second aspect: «C’est toi, Seigneur, notre père, Notre-rédempteur-depuis-toujours, tel est ton nom» (Isaïe 63,16) et il est pressenti par les païens eux-mêmes. Zeus est «père des dieux et des hommes», l’hymne du stoïcien Cléanthe lui adresse cette belle demande: «Préserve les hommes de l’ignorance, ô Père». En revanche seule la foi chrétienne a découvert la fondation de cette paternité économique dans la paternité théologique, dans l’intimité de la vie de Dieu pour ainsi dire avant même la Création des hommes. Et, paraphrasant Karl Rahner, nous pourrions poser comme thèse principale du christianisme que «la paternité économique est la paternité théologique, et réciproquement3 ».
Notre cahier explicite ce passage de l’économie à la théologie, de la théologie à l’économie. Les articles qui le composent convergent tous vers ce centre. François Lestang, commentant la belle confession paulinienne − «je tombe à genoux devant le Père, de qui toute paternité au ciel et sur la terre tient son nom» (Éphésiens 3,14-15) − nous expose une paternité divine se déployant dans l’histoire comme un projet de Salut, jusqu’à atteindre le cosmos tout entier. Arnaud Clément, dans la perspective de Levinas, revient sur la genèse phénoménologique de l’idée de Dieu et sa liaison avec l’amour paternel. Justina Metzdorf saisit à bras-le-corps le commandement déroutant du Christ: «Ne donnez à personne sur terre le nom de père» (Matthieu 23,9) et montre comment l’interprétation anti-hiérarchique des Modernes contraste avec l’interprétation christologique des Pères (!) de l’Église. Philippe Capelle-Dumont interroge l’affirmation du Credo: «Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur de ciel et de la terre», laquelle ne relève pas d’une ontologie de la causalité mais bien d’une révélation surnaturelle . Il s’agit moins, pour l’Église, de reconnaître en Dieu la raison première justifiant «pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » que de confesser sa foi en une al‑ liance nouée par Dieu avec sa Création tout entière. Et cette alliance a déjà une saveur christique, car le Père s’y abaisse kénotiquement par amour de sa créature. «Ainsi parle le Seigneur, lui qui t’a créé , Jacob, et t’a façonné, Israël: Ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi» (Isaïe 43,1). Paul Mattei se livre à une minutieuse étude de l’interprétation patristique de Jean 17,3: «La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ». La vulgate académique s’en trouve relativisée, selon laquelle les Latins distinguent les hypostases dans l’unité de la substance divine tan‑ dis que les Grecs ramènent à l’unité vivante de la périchorèse le Fils et l’Esprit d’emblée saisis dans leurs processions à partir du Père. En réalité, chez les uns comme chez les autres, c’est toujours la communion des Trois ouverte à la divinisation de l’homme qui forme l’ossature de la théologie. Jean-Pierre Batut enfin, inspiré par la récente pandémie et les multiples crises qu’elle provoque, revient sur la notion d’un Père dont la toute-puissance ne se manifeste pas dans la vengeance aveugle mais dans l’invitation adressée aux hommes de recevoir le Salut.
Dans ces contributions, il est toujours question du rapport complexe de voilement et dévoilement de Dieu qui s’opère en nos âmes lorsque nous confessons sa paternité – passage de l’économie à la théologie, de la théologie à l’économie. Le développement doctrinal qui part du quatrième évangile pour arriver au concile de Nicée (325), où la parfaite divinité du Logos est dogmatiquement affirmée, emprunte le chemin de l’économie vers la théologie. Il procède de la paternité expérimentée par les hommes pour remonter au-delà de toute expérience: c’est en Dieu que réside le mystère de paternité et de filiation distinguant le Père et le Fils dans une commune divinité. Le chemin doit cependant se poursuivre dans l’autre sens, redescendant de la théologie à l’économie. Parce que la paternité parfaite, en Dieu lui-même, n’implique pas la subordination du Fils au Père, notre ma‑ nière de vivre la paternité humaine, selon la chair ou l’esprit, doit s’en trouver transformée. Nous l’avons déjà souligné: sans l’expérience la plus commune de la paternité humaine, la paternité divine nous serait à jamais obscure. Mais sans la foi en Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, nous courons toujours le risque d’être rivés à des concrétisations maladroites ou perverses de la paternité. La foi trinitaire confirme et critique dans le même temps notre manière d’être père.
Les figures de la paternité
Accueillir la paternité de Dieu comme une bonne nouvelle, ou plutôt comme la bonne nouvelle, ne va pas de soi. La trajectoire spirituelle doit emprunter différentes figures de l’Écriture et de la Tradition qui, toutes, en révèlent quelque chose mais conduisent aussi plus loin qu’elles-mêmes. Retenons-en trois, à titre de proposition: la Loi, l’Autorité, l’Origine. Le mot hébreu torah signifie plus que le nomos grec – instruction d’un côté, loi de l’autre. Mais on peut faire crédit aux traducteurs juifs de la Septante d’avoir évité le contresens en rendant systématiquement l’un par l’autre. Si l’objectif de Dieu est d’instruire son peuple, de lui communiquer une connaissance vraie et féconde de la Création comme du Créateur, cette instruction passe par un ensemble ordonné de commandements, bref par une loi. Pour rester fidèle à Dieu, il y a des choses à faire, il y a des choses à ne pas faire. Car le Salut, tel que l’entend la Bible, ne se limite pas à la dimension intellectuelle de l’homme, il ne consiste pas en la révélation de quelque concept ou image de Dieu. Bien plutôt rejoint-il l’homme au cœur même de son existence et de sa liberté, dans son action, dans son faire. En ceci la Loi est bien la figure première de la paternité. Par le prescrit et l’interdit, un père apprend de multiples choses à ses enfants, il leur apprend surtout à se retrouver dans un monde complexe et pas toujours hospitalier, il leur apprend à agir droitement et justement, il leur apprend à vivre. «Vous observerez mes décrets et mes ordonnances; l’homme qui les mettra en pratique y trouvera la vie. Je suis le Seigneur» (Lévitique 18,5).
On trouve dans l’Épître aux Galates (3,12) une citation de ce verset du Lévitique mais pris en quelque sorte dans une logique renversée. Paul, qui veut déloger ses auditeurs de la tentation judaïsante, présente la Loi comme un lieu permettant certes la vie, mais une vie encadrée, bornée, limitée. La vie dans les commandements n’est pas la vie tout court – c’est-à-dire la vie de Dieu. La Loi implique morsure de l’esprit, contrainte de la spontanéité, ce dont il ne faudrait pas se satisfaire trop vite car Dieu recherche des fils qui lui parlent et non des enfants muets comme les esclaves (infans, sans parole). «Avant que vienne la foi en Jésus Christ, nous étions des prisonniers, enfermés sous la domination de la Loi» (Galates 3,23). «Tant que l’héritier est un petit enfant, il ne diffère en rien d’un esclave» (Galates 4,1). C’est pourquoi le don de la Loi est aussi une épreuve pour Israël. Il est possible de se satisfaire d’une lettre muette et de s’enfermer soi-même dans un légalisme mortifère. Ou symétriquement, parce que l’on perçoit trop bien le danger, de rejeter toute forme de Loi en entretenant l’illusion du «tout est permis», «il est interdit d’interdire». Mais ces deux attitudes passent à côté de la Loi comme figure du Père et bloquent tout progrès spirituel authentique. Comme le résume Paul Beauchamp:
L’alternative de la Loi est autre que ce qu’elle paraît. Son dispositif peut fonctionner comme une trappe qui immobilise, ou au contraire comme un appareil donc les déclics successifs obligent l’homme à changer de place et l’éduquent peu à peu à se mouvoir. […] L’alternative de surface – faire ou ne pas faire ce qui est commandé – en cache une autre plus fondamentale: entendre une voix, ou se faire de l’obligation une image muette et stérile4.
Entendre dans la Loi la parole du Père, qui n’exténue pas mais au contraire suscite la parole des fils, tel est le mouvement spirituel que cette Loi recèle. L’esprit n’est pas au-delà de la lettre, il est dans la lettre, en un sens quasi sacramentel. De sorte que l’on ne peut se passer de la lettre, pas plus qu’on ne saurait célébrer l’Eucharistie sans pain ni vin. Par conséquent et dans la mesure même où elle est prise selon l’esprit, la Loi ne conduit ni à l’asservissement ni à la révolte mais à un approfondissement de l’être paternel. Recueillons-le dans le terme d’Autorité.
L’étymologie latine nous renvoie au champ sémantique de la croissance: auctoritas vient de augere qui signifie «faire pousser», «faire grandir», «augmenter». Le grec exousia n’est pas très éloigné, mais insiste plutôt sur la provenance: «tirer un bien à partir de quelque chose», d’où: «pouvoir de réaliser quelque chose». Les deux se rejoignent pour purifier les connotations souvent déplaisantes que le mot véhicule et que l’on retrouve dans l’adjectif «autoritaire». L’autorité ne consiste pas à imposer tyranniquement sa volonté à autrui mais à user de ses propres pouvoirs d’action pour l’aider à grandir. Certes, elle suppose une relation asymétrique. On parle à juste titre de la soumission aux autorités, que celles-ci soient politiques, morales, ou même scientifiques. La parole de l’autorité, qu’elle nous plaise ou non, s’impose à nous. Elle n’a pas besoin de notre ratification pour changer notre existence. Mais lorsque l’autorité est juste, elle n’a d’autre but que le bien de celui qui y est soumis, de sorte qu’on peut parler sans exagération d’une autorité au service des autres. Tel est bien le point où divergent autorité et asservissement. L’intérêt du maître est de pérenniser la dépendance de celui qui le sert. L’objectif de celui qui a l’autorité est de ne plus l’exercer parce que la croissance de celui qu’elle sert aura atteint sa perfection. «Aussi est-ce par l’amour que l’autorité devient conforme à son essence: vouloir de sa propre fin, et dans la communion de l’amour qu’elle existe comme médiatrice du Bien commun5.»
Dans l’Ancien Testament, l’autorité de Dieu sur son peuple ne se limite pas à la prérogative de l’élection −«vous serez mon peuple, je serai votre Dieu»− ce qui laisserait la porte ouverte à un arbitraire d’autant plus tyrannique qu’il est divin. Cette autorité se négocie également dans l’événement salutaire par excellence, celui auquel renvoient plus ou moins tous les livres de la Bible: l’exode hors d’Égypte. C’est parce que Dieu a libéré Israël de l’esclavage qu’il a l’autorité nécessaire pour lui donner une Loi. En ce sens, la Loi n’est pas première mais seconde, elle est fondée sur autre chose qu’elle-même, précisément l’autorité du Père. Les schémas d’alliance (berith en hébreu), d’origine hittite ou assyrienne, mettent d’ailleurs bien ce point en valeur en faisant précéder les commandements imposés au vassal par une titulature rappelant les bienfaits passés dont le souverain a déjà donné la preuve6. De manière très significative, lorsque les scribes deutéronomistes d’Ézéchias rapatrient le concept politique de berith dans leur pensée religieuse, la titulature devient: «Je suis YHWH ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage» (Deutéronome 5, 6). Ainsi et en dépit de l’ordre canonique qui place la Loi avant le corpus prophétique, c’est bien la perspective prophétique qui doit servir de guide pour interpréter les cinq livres de Moïse. Dit autrement, le Salut ne consiste pas dans l’établissement de quelque nomisme théocratique figé sur la prérogative de l’élection abrahamique (dérive qu’un verset comme Exode 19,6 pourrait entretenir) mais dans l’accueil toujours renouvelé d’un Dieu guidant et sauvant son peuple à travers les soubresauts de l’histoire. Or l’histoire est par essence un lieu ouvert, un lieu où on expérimente l’inattendu, la nouveauté qui inquiète ou au contraire fascine. Comment ne pas revenir ici aux avertissements splendides du DeutéroIsaïe faisant paradoxalement mémoire de l’exode pour annoncer qu’on l’oubliera, tellement le salut à venir (dans l’immédiat, le retour d’exil) sera plus merveilleux encore?
Ne faites plus mémoire des événements passés, ne songez plus aux choses d’autrefois. Voici que je fais une chose nouvelle: elle germe déjà, ne la voyez-vous pas? Oui, je vais faire passer un chemin dans le désert, des fleuves dans les lieux arides. Les bêtes sauvages me rendront gloire – les chacals et les autruches – parce que j’aurai fait couler de l’eau dans le désert, des fleuves dans les lieux arides, pour désaltérer mon peuple, celui que j’ai choisi (Isaïe 43,18-20; voir Jérémie 23,7-8).
Il est remarquable que le même Deutéro-Isaïe approfondisse sa réflexion en direction non pas seulement d’un avenir merveilleux mais aussi de cette forme de passé absolu qu’est l’Origine de l’histoire et du monde. Alors seulement mûrit dans l’Ancien Testament la foi en un Dieu créateur dont la domination sur l’intégralité de ce qui existe est sans concurrence possible.
Ne savez-vous pas, n’avez-vous pas entendu, ne vous a-t-on pas annoncé dès le commencement, n’avez-vous pas compris comment la terre a été fondée? À qui pourriez-vous me comparer, qui pourrait être mon égal? – dit le Dieu Saint. Levez les yeux et regardez: qui a créé tout cela ? Celui qui déploie toute l’armée des étoiles, et les appelle chacune par son nom. Si grande est sa force, et telle est sa puissance que pas une seule ne manque (Isaïe 40, 21.25-26).
Ainsi la foi au Dieu créateur – et partant le «monothéisme biblique7 » – ne découle-t-elle pas d’une interrogation métaphysique sur les éléments matériels ou idéels assurant la permanence du monde, comme on peut l’observer dans la riche pensée des Grecs8 . Elle dérive plutôt de la conviction que, si Dieu tient à ce point l’histoire dans sa main, alors les dieux des nations ne sont que des constructions illusoires de l’esprit humain. Seul le Dieu d’Israël est le Dieu vivant et vrai, à l’Origine de tout.
La paternité de Dieu, parce qu’elle s’accomplit dans l’histoire, est fondatrice de l’histoire elle-même. Elle en est l’Origine et l’homme ne la découvre pas ailleurs. Ici le latin est plus suggestif que le grec, qui hésite entre genesis, katabolê, voire ktisis. Origo, de son côté, renvoie au lever d’une étoile, puis à la provenance, la cause, la source. Cette dernière est bien l’origine du cours d’eau, mais elle-même est souvent souterraine donc cachée et insaisissable. Si par malheur la source se trouve empoisonnée par quelque cadavre, tout ce qui en provient sera imbuvable. Ainsi l’origine est-elle présente à l’ensemble, elle est même présente au terme, mais sous la forme du non-maîtrisable. Il arrive que l’homme soit saisi d’angoisse devant ce retrait de l’Origine qui dit à la fois ce que sa vie possède d’irrécusable et de fugace. Advient alors la tentation de mettre la main sur l’Origine, de prétendre la découvrir comme on découvre la nudité de son père, ce que la Loi interdit formellement (voir Lévitique 18,7) parce que la confusion des générations fait tomber dans l’idolâtrie. Sa ruse consiste à réduire l’Origine, qui fonde le temps et l’histoire, au commencement, qui est dans le temps, un instant du temps. On s’empare du commencement et l’on croit avoir saisi l’Origine. Là encore Paul Beauchamp avait finement balisé les enjeux spirituels et doctrinaux d’une telle méprise.
«Commencement» a donc deux sens dans l’usage courant […]: le mot désigne à la fois la première manifestation, et ce qui la fonde. Cette ambiguïté, qui a place dans l’expérience, peut être recueillie dans le langage. Mais s’il faut la lever, ce qui fonde la première manifestation recevra le nom d’origine. L’origine est avant le commencement; la différence entre l’origine et le commencement cause toute série, meut toute série vers sa fin9.
Si c’est bien la différence entre l’Origine et le commencement qui meut l’histoire, la confusion des deux immobilise le temps. Elle emprisonne dans l’image fantomatique d’un dieu déchiré entre la pure transcendance et la totale immanence. Ou bien l’on rate le commencement, et l’on n’a plus rien de Dieu parce qu’il est parti sans retour, comme un train dont on aperçoit les feux arrière sur le quai de la gare. Ou bien l’on touche le commencement et l’on absorbe dieu, sans reste.
Cette conception pervertie du Père n’est pas absente de certaines représentations de la Révélation où il s’agit de remémorer un donné tout entier présent au commencement, mais périodiquement et fatalement oublié par les hommes10. Adam savait tout, cependant le temps use la mémoire et donc Dieu envoie à intervalles réguliers un prophète reconduire l’humanité à cette vérité première, ni plus, ni moins. Toute idée de croissance ou de développement dans la Vérité révélée est ici exclue. Or Newman nous l’a rappelé en des termes souvent mal compris et caricaturés, mais néanmoins parfaitement exacts: «vivre, c’est changer». L’idolâtre, de son côté, reste fermé à une Vérité vivante. Il oscille entre désespoir («je n’ai rien») et arrogance («j’ai tout»), offrant par-là aux hommes la grimaçante caricature d’un Père ou absent ou écrasant, mais jamais d’un Père qui donne la vie. N’est-ce point là, pourtant, le propre du Père, comme la tradition chrétienne a su le reconnaître en méditant l’enseignement, la vie, la mort et la Résurrection de Jésus?
Que veut dire «origine»? Origine: ce qui est avant le commencement et que certains nomment Dieu, ce que les chrétiens nomment, par image, le «Père». Origine, ce qui donne naissance à la nouveauté et ne s’épuise pas en elle. Origine qui n’a pas de fin mais qui ne s’accomplit que dans une nouvelle nouveauté.11
L’amour seul est digne de foi
Nous l’avons déjà souligné, les figures de la paternité jusqu’ici présentées ne peuvent être soustraites à la critique d’un esprit soupçonneux. Parce qu’elles ne sont que figures, elles n’échappent pas au régime de l’ambiguïté. La Loi est un pédagogue qui permet à Israël, à tout homme en définitive, de s’orienter corps et âme vers Dieu. Mais, sous couvert d’une finalité aussi honorable, ne cacherait-elle pas la volonté de puissance d’un dieu qui entend maintenir sa créature dans une sujétion humiliante? L’Autorité est celle du Dieu de l’exode, du Seigneur qui entend les cris de souffrance d’un ramassis d’esclaves (voir Exode 2,24) et intervient dans l’histoire pour en faire un peuple, lui donner une terre, un avenir de paix et de prospérité. Mais ne s’agirait-il pas plutôt d’une subtile manipulation de la conscience humaine, dans la mesure où un dieu soucieux du bien de sa créature obtient plus facilement son assentiment à ses desseins? N’y a-t-il pas, au fondement même du schéma d’alliance, une forme de chantage affectif? «Puisque j’ai été bon avec toi, tu dois reconnaître mon Autorité et t’y soumettre». L’Origine, enfin, pousserait à son terme le scénario retors d’un dieu ennemi des hommes. L’Origine se retire du commencement pour permettre à l’homme d’échapper à l’illusion d’une maîtrise idolâtrique du divin, nous dit-on. Mais sans l’Origine la vie ne se transmet plus, ne coule plus. La source se tarit. La mise en liberté qu’elle représente pour la créature ne serait qu’un châtiment déguisé, ou plus exactement un avant-goût de ce châtiment si elle ne faisait amende honorable et suppliait le Créateur de ne point l’abandonner à ses seules forces. «La créature sans le Créateur s’évanouit» (Gaudium et spes, 36). Si cela est vrai, que représente en termes d’autonomie réelle le statut de créature? La vie nous serait donnée, certes, mais que signifie un don tel qu’à tout instant le donateur divin se rappellerait opportunément à notre bon souvenir et nous enjoindrait de bien utiliser ce don, de ne pas le gâcher… ou il nous en cuira!
Nietzsche, Marx et Freud, les «maîtres du soupçon» repérés par Paul Ricœur, ont fait école. Il ne manque pas aujourd’hui de réinterprétations du christianisme, parfois grossières, parfois pénétrantes, prétendant ôter le masque d’une religion qui n’est pas seulement erronée mais encore mensongère. Le croyant lui-même intériorise le soupçon et éprouve la puissance corrosive d’une question comme: «Et si le Père était autre que celui auquel je crois?» Se la poser n’est pourtant pas, en soi, un péché. Il peut s’agir d’une purification de l’image et des concepts que nous appliquons à Dieu, selon le mouvement d’une saine analogie. Il peut s’agir aussi d’un véritable doute qui affaiblit la vie spirituelle. Car, contrairement à la vision popularisée par un certain existentialisme, la foi n’est pas opposée à la certitude mais à l’auto-fondation. Croire en Dieu implique de se reposer sur un Autre comme sur un rocher qui ne se dérobera pas (on sait que telle est l’étymologie de ‘emouna, la foi en hébreu), non pas d’osciller perpétuellement entre: «peut-être que oui» et: «peut-être que non». Nul ne saurait trop longtemps «clocher des deux jarrets» (1 Rois 18,21), l’on finit toujours par se stabiliser sur une position ferme.
Mais comment rejoindre cette assise de la foi en Dieu Père, s’il est vrai que la raison ne va pas sans critique et la critique sans le doute? Comment accueillir, une fois pour toutes, dans la pure et simple reconnaissance de l’enfant, la difficile paternité de Dieu?
C’est à ce point que nous devons quitter la perspective du quoad nos pour nous élever à celle du quoad se12, c’est-à-dire la paternité comme mystère immanent à Dieu lui-même. La théologie thomiste la plus traditionnelle, on le sait, la déploie en suivant la taxis trinitaire13: d’abord la première procession qui distingue les deux hypostases du Père et du Fils, puis la seconde procession qui pose le Saint-Esprit dans sa commune spiration du Père et du Fils. Cette manière de faire est absolument légitime et l’on peut à juste titre estimer que la théologie trinitaire de saint Thomas est un chef-d’œuvre de précision conceptuelle, très fidèle au donné scripturaire comme aux déterminations dogmatiques des grands conciles. On y décèle malgré tout un déséquilibre infinitésimal, comme une forme très atténuée de macédonisme14. En effet, contrairement à l’engendrement, la spiration telle que Thomas la comprend ne distingue qu’une hypostase divine et non pas deux. Mais alors cette hypostase, venant seulement «après» les deux autres, leur est-elle tout à fait égale en divinité? Comment expliquer que le Père et le Fils obtiennent en quelque sorte leur divinité «en même temps», tandis que celle du Saint-Esprit est repoussée «ultérieurement», une fois seulement établie celle du Père et du Fils15 ? N’y aurait-il point là un symptôme parmi d’autres de cette faiblesse pneumatologique que les Églises d’Orient reprochent régulièrement au christianisme latin?
C’est bien conscient de ces enjeux spirituels et œcuméniques que Hans Urs von Balthasar s’est efforcé, dans sa Théologique16, de dépasser la difficulté. À ses yeux, elle traduit une certaine hubris de la pensée parce qu’elle n’a pas pris toute la mesure de l’expressivité du Logos. Or cette mesure, c’est l’Amour et rien d’autre. La thèse est très forte: il n’est d’expressivité authentique que commandée par le motif de l’amour. Au plan des créatures, la distorsion est toujours possible. Des mots en apparence onctueux peuvent traduire un mépris profond pour l’interlocuteur. Mais, en Dieu, rien de cela n’est concevable. Une expressivité divine qui ne serait pas amoureuse ne pourrait que déchirer Dieu en de multiples hypostases inférieures à son essence, selon le schéma ontologique d’un Plotin. Et telle n’est pas la foi de l’Église!
Le motif est en même temps le contenu de ce qui est communiqué: en un mot, ce qui du Père est visible dans le Logos, c’est encore une fois l’amour dans toutes ses dimensions divines, et donc également dans toutes les conséquences qui en résultent pour une possible création. Si donc le Logos en Dieu est défini comme le lieu où se développe une logique divine, celle-ci – sans se supprimer elle-même en tant que logique – ne peut être qualifiée que comme une logique de l’amour. Elle exprime l’amour du fondement originaire, qui coule en elle, non seulement comme une force venant de l’extérieur, mais aussi comme son essence intime.17
Si d’une part le motif d’expression du Père est l’amour, si d’autre part le Saint-Esprit procède du Père par mode de volonté et donc d’amour, alors il n’est plus possible de décrire la procession du Verbe sans y engager en même temps celle du Saint-Esprit. La taxis trinitaire n’est pas remise en cause mais nous avons désormais le langage pour penser ensemble, dans le même mouvement, les deux processions. Ce langage est tout simplement celui de l’amour18. Nous avons aussi, par surcroît, la réponse à notre question de départ: comment trouver ou retrouver le sens de la paternité divine, une paternité qui serait définitivement hors de portée du soupçon? En effet, si la paternité vraie ne se déploie jamais en dehors de l’Amour, y compris en Dieu, d’abord en Dieu, alors le soupçon n’a plus vraiment prise sur son objet parce qu’il ne comporte plus aucune ambiguïté. À ce niveau, l’apparaître et l’être coïncident absolument car il est question de vérité et non de figure. Ce qui ne veut pas dire que sa négation par l’homme soit impossible. Mais alors elle ne portera plus sur Dieu, elle portera sur le négateur lui-même. Nier ce Dieu-Père, c’est démontrer sa propre incapacité à accueillir non pas seulement l’expressivité de Dieu, mais toute expressivité. C’est se mettre hors-jeu des relations humaines les plus élémentaires, les plus simples, les plus concrètes, pour cette raison précise que l’on ne veut pas croire dans (et non pas à) l’expressivité de l’amour. Une telle négation n’est pas digne de foi.
1 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, Q. 33, a. 3.
2 On distingue, à la suite des Pères, l’action salutaire de Dieu dans la Création et l’histoire, ou économie, et la réflexion sur sa vie trinitaire la plus intime, ou théologie. Du fait que ce dernier terme a vu son sens s’élargir, on parle aujourd’hui plutôt de Trinité immanente, par opposition à la Trinité économique.
3 L’axiome fondamental : « La Trinité qui se manifeste dans l’économie du salut est la Trinité immanente, et réciproquement » remonte à 1965. On le trouve dans Karl Rahner, Dieu Trinité, Fondement transcendant de l’histoire du salut, Paris, Cerf, 1999, p. 29.
4 Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament, Paris, Seuil, 1977, p. 39-40.
5 Gaston Fessard, Autorité et bien commun, Paris, Aubier-Montaigne, 1969, p. 114.
6 On pourra consulter l’étude ancienne mais toujours valable de Jean L’Hours, La morale de l’Alliance, Cahiers de la Revue Biblique, 5, 1966.
7 Je mets des guillemets car Rémi Brague nous a avertis de l’ambiguïté de ce terme tardif et savant : « monothéisme ». Voir Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Paris, Flammarion, 2009.
8 La doctrine biblique de la creatio ex nihilo ne sera énoncée explicitement qu’au iie siècle av. J.-C., à la toute fin de ce parcours réflexif sur l’Origine (voir 2 Maccabées 7,28), non sans influence de la philosophie grecque et bien sûr en réaction critique contre elle.
9 Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament, Paris, Seuil, 1977, p. 124.
10 Ce modèle affleure dans le Livre des Jubilés. Noé est le premier à fêter la Pentecôte mais la tradition a été ensuite perdue par ses descendants. Les patriarches la retrouvent, puis elle est encore oubliée par les Israélites. Finalement un ange doit la révéler encore une fois à Moïse (voir Jubilés 6,10).
11 Paul Beauchamp, « Nouveauté de l’Esprit », in Conférences. Une exégèse biblique, Éditions Facultés jésuites de Paris, 2004, p. 100.
12 La distinction quoad se, quoad nos, littéralement « jusqu’à soi », « jusqu’à nous », reprend celle de la Trinité immanente et de la Trinité économique.
13 La taxis ou « ordre » désigne en théologie l’ordre d’énonciation de la foi trinitaire : « Je crois en Dieu Père, Fils et Saint-Esprit », lequel exprime un ordre de processions en Dieu lui-même. Toute la difficulté consiste à penser ensemble la taxis et l’égale divinité des trois hypostases ainsi ordonnées.
14 D’après Macédonius, évêque de Constantinople entre 341 et 360, auquel on attribue (peut-être faussement) l’hérésie niant la pleine divinité du Saint-Esprit.
15 On objectera que la temporalité exprimée dans ces phrases n’a pas lieu d’être en Dieu. Certes. Mais elle existe malgré tout dans notre langage et c’est bien ici que se révèle la faiblesse théologique. Dans la perspective de Thomas, il est possible de dire – et donc de penser – l’égale divinité du Père et du Fils mais très difficile d’y intégrer celle du Saint-Esprit.
16 Hans Urs von Balthasar, La Théologique. II. Vérité de Dieu, Culture et Vérité, Bruxelles, 1995.
17 Ibid., p. 164. Je remercie le P. Philippe Capelle-Dumont de m’avoir signalé ce texte.
18 On retrouve ici une des intuitions fortes de Balthasar : seuls les saints parlent vraiment bien de Dieu. Rien n’a été plus dommageable à la théologie comme à la mystique que la séparation des deux, déjà actée au xive siècle.
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