n°242 Il s’est anéanti Novembre - Décembre 2015*


« Il s'est anéanti lui-même » (Philippiens 2,7) : la « kénose » du Christ Jésus, « le même, hier, aujourd’hui et demain », n’a rien dissimulé de sa divinité. L’humiliation de la mort a signifié le comble de l’amour trinitaire. Ainsi le dépouillement du Crucifié annonce « l’Agneau égorgé depuis la fondation du monde » (Apocalypse), dont « la grandeur se laisse apercevoir dans la bassesse, sans déchoir de son élévation » (Grégoire de Nysse). Cet enseignement biblique, discuté dans des courants philosophiques modernes et contemporains,  recevra une expression théologique éclatante dans l’œuvre de Hans Urs von Balthasar.

Page Titre Auteur(s)
6 Editorial Philippe DOCKWILLER
11 Celui « qui était dans la condition de Dieu » Hans-Ulrich WEIDEMANN
23 À partir de la Trinité Jean-Luc MARION
39 La kénose selon Balthasar – Une notion centrale ? Pascal IDE
55 La décision de kénose du Fils et l’obéissance filiale du chrétien Jean-Pierre BATUT
71 Dialectique ou amour ? La compréhension philosophique de la création du monde en tant que kénose Peter HENRICI
83 Une façon de penser kénotique – La « christologie sacrificielle » de Cyrille d’Alexandrie William C. HACKETT
97 Le don du sacrifice – Ou ce que la « kénose » peut dire aux philosophes Andrea BELLANTONE
109 Kénose, compassion et miséricorde chez Simone Weil Emmanuel GABELLIERI

Éditorial : Philippe Dockwiller  

Thème : Il s'est anéanti

Hans-Ulrich Weidemann : Celui « qui était dans la condition de Dieu »

L'abaissement volontaire du Christ jusqu'à la mort, qui constitue, avec son élévation dans la gloire, le point central de l'Hymne aux Philippiens, doit être considéré comme la disposition d'esprit à adopter pour tout chrétien vis-à-vis de tous, puisqu'il mène à la vraie liberté. C'est ce que l'auteur tire d'une analyse formelle précise du texte, qu'il replace aussi dans son contexte historique.

Jean-Luc Marion : À partir de la Trinité

La kénose est l’anéantissement du Fils sur la Croix et comme telle, elle pourrait s’expliquer par la mise entre parenthèses de ses attributs divins en faveur de ses attributs humains. En réalité, selon la logique propre de l’amour qu’est la vie trinitaire, on n’est soi-même qu’en recevant son existence comme un don. L’accomplissement d’une vie revient à la recevoir des mains d’un autre. C’est donc en acceptant librement, par amour, une condition d’esclave que le Fils retrouve « la gloire » qu’il « avait auprès du Père avant que le monde ne fût ». Autant dire que la kénose n’a de négativité que, parce qu’en son fond, elle est la victoire suprême des abandons vivifiants des Personnes.

Pascal Ide : La kénose selon Balthasar –  Une notion centrale

De prime abord, le thème de la kénose est central dans la théologie de Hans Urs von Balthasar. Après en avoir brièvement présenté le contenu – l’amour comme don radical de soi – et l'avoir illustré à partir de la kénose du Père, l’article se pose successivement trois questions, relatives à son extension – n’est-elle pas trop large ? –, à son contenu – ne s’identifie-t-elle pas à la perte de soi ? – et à son importance – au fond, pour le théologien suisse, la kénose constitue-t-elle véritablement l’axe du Mystère ?

Jean-Pierre Batut : La décision de kénose du Fils et l’obéissance filiale du chrétien

La kénose du Fils de Dieu est une décision. C’est ce que nous apprennent déjà les chants du Serviteur au Livre d’Isaïe, et c’est ce que confirme l’Hymne aux Philippiens. Si nous ne pouvons imiter l’évidement de celui qui est « de condition divine », nous pouvons, avec sa grâce, faire nôtres ses dispositions intérieures et participer ainsi pleinement à son offrande eucharistique.

Peter Henrici : Dialectique ou amour ? La compréhension philosophique de la création du monde en tant que kénose

Le concept de kénose est ici envisagé au coeur de deux philosophies, celle de Hegel et de Blondel. Il est dans les deux cas une tentative de réponse au problème philosophique de la contingence de l’expérience sensible. Mais son traitement est cependant bien différent : Hegel fait de la Révélation une structure interne à la construction de la pensée et donc produite par elle, alors que Blondel insiste sur la facticité de l’amour qui n’est accessible à l’homme que par un don divin.

William C. Hackett : Une façon de penser kénotique – La « christologie sacrificielle » de Cyrille d’Alexandrie

La relation intellectuelle la plus appropriée à Dieu est l’invocation personnelle, toutefois, la théologie doit penser à et parler de Dieu à la troisième personne. Saint Cyrille d’Alexandrie surmonte cette difficulté intrinsèque du discours théologique en discernant les implications de la rencontre de la foi avec le Christ, “l’image invisible de Dieu” dans l’Écriture et la liturgie, pour la rationalité humaine. À travers l’examen de sa christologie “kénotique”, cet article voudrait comprendre le cheminement exemplaire de saint Cyrille et le recommander à la théologie d’aujourd’hui et de demain.

Andrea Bellantone : Le don du sacrifice – Ou ce que la « kénose » peut dire aux philosophes

Rien n’est plus urgent pour nous, en plein régime de nihilisme, que de retracer les lieux et les possibilités d’un accès à l’Absolu. Si cet accès ne peut pas se réaliser dans le monde des choses, ni dans les actes auto-référentiels de notre personnalité (auto-position ou auto-affirmation), il peut se donner dans les pratiques du sacrifice (kénotique) de soi. Ainsi, à travers une rapide exploration de quelques figures saisissantes (la reconnaissance, la charité, l’engendrement et la religion), nous pouvons indiquer la fécondité du concept de kénose pour la phénoménologie à venir.

Emmanuel Gabellieri : Kénose, compassion et miséricorde chez Simone Weil

Si l’on sait depuis longtemps le lien qui s’est opéré dans l’itinéraire spirituel de S.Weil entre l’expérience de la compassion (à travers notamment la condition ouvrière en 1934-35) et la découverte de la Passion du Christ (lors des « trois contacts avec le catholicisme » de 1936-38), on sait moins combien un des sommets de cet itinéraire réside dans la méditation, pendant la guerre, de l’Hymne aux Philippiens de saint Paul. « Se dépouiller de sa divinité » y devient en effet le modèle d’une imitatio Christi passant par la « dé-création » et la « re-création » de soi par la grâce, en même temps qu’il est la révélation d’un « Amour surnaturel » qui est don total de soi et révélation de la « Miséricorde » divine.

Éditorial 

Philippe Dockwiller  

  Et [l’ Apôtre] dit bien : Il s’est vidé (exinanivit). Car le vide (inane) s’oppose à la plénitude. Or la nature divine est une totale plénitude, puisque toute la perfection de sa bonté réside en elle, Ex 33 [19] : “Je te montrerai toute sorte de biens.” Quant à la nature humaine, tout comme l’âme, elle ne possède pas la plénitude, mais elle est en puissance de la recevoir, car elle a été faite comme une table rase. La nature humaine est donc vide. Aussi [l’Apôtre] dit-il : Il s’est  vidé, parce qu’il a assumé la nature humaine. » Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Éphésiens, Paris, Cerf, 2015, p.97.

« Le Christ a compris son action comme obéissance inconditionnelle devant le Père. À travers lui et en lui, c’est Dieu qui agit, sacrifiant pour le monde ce qu’il a d’unique, de plus cher. Il ne fait pas pour les autres quelque chose, mais tout. Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine, I. Prolégomènes, Paris, culture et vérité, 1984, p.27. ». 

Aimer c’est tout donner, et se donner soi-même. Les paroles de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la sainte Face, devenues un chant de méditation, auraient pu donner l’équivalent de l’expression « de lui-même, il s’est vidé » appelée aussi kénose. Cette action est attribuée au Christ Jésus en sa Passion. Kénose a beau venir de la langue grecque, le terme technique n’en court pas moins le risque de résonner à nos oreilles comme un barbarisme. Comment comprendre ? « Anéantissement », « évacuation », « évidement » ? Les mots en usage peinent à fournir une traduction satisfaisante. 

Résister à la satisfaction de l’évidence est peut-être le premier chemin de conversion indiqué par la kénose de Jésus. Du coeur de la nuée qui enveloppe le mot et ce qu’il désigne, Jean-Luc Marion explore les domaines de son application et aussi sa force : comment le mouvement que dessine le Christ Jésus en son évidement volontaire éclaire la manière d’être incomparable que possède le Créateur et le Sauveur. Ce que Dieu révèle de Lui-même est exactement le contraire de l’évidence. Kénose, cet anéantissement de soi, aiderait-il à qualifier la Révélation ?

Changer de regard, opérer une conversion est bien l’enjeu de cette hymne proposée par l’Apôtre Paul aux disciples du Christ dans la ville de Philippe.  Aimer c’est tout donner est un refrain. Kénose est une hymne. Le « psaume christologique » doit être entendu pour ce qu’il ose dire de Jésus : ayant la forme de Dieu, il se vide de lui-même, et embrasse la forme d’esclave, jusqu’à l’ignominie de la mort en croix. Cette mort advient sans bourreau. Le corps élevé et contraint comme l’étoupe d’une torche se consume et s’éteint de lui-même, exposé aux regards et nu. Processus lent d’une suprême humiliation. Si la nuée enveloppe bien la kénose de Jésus, Hans-Ulrich Weidemann nous en fait discerner les contours les plus éclatants. Pourquoi lire avec tant d’attention ? Parce que Paul a présenté cette kénose comme le modèle à suivre par les disciples.

Le paradoxe de la nuée qui enveloppe et de la clarté qui perce toutes les obscurités est alors bien posé. Voir clair et suivre l’exemple. L’essentiel serait dit si les questions relatives à la réception de la kénose dans la théologie et la philosophie ne s’étaient pas ensuite bousculées au portillon de l’intelligence qui a vu et qui prend au sérieux ce qu’elle a vu pour agir. [...]

 

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Présentation de la couverture

Artiste américain, William G. Congdon (1912-1998) s'est enrôlé en 1942 dans l'American Field Service comme ambulancier; il a participé à la Campagne d'Italie et à la libération du camp de Bergen-Belsen. Après une brillante carrière artistique entre les États-Unis et l'Italie, admiré par Peggy Guggenheim, il reçoit le baptême à Assise (15 août 1959), où il va s'établir pour vingt ans. Lié à don Giussani, il fut un des fondateurs de la revue Communio italienne. Son inquiétude s'exprime par une peinture exclusivement religieuse, dont de nombreux crucifix. Il quitte alors le devant de la scène artistique. Vers la fin des années soixante, il se retire en ermite en Lombardie, près d'un monastère bénédictin. La critique internationale le retrouve alors, mais la mort le surprend au travail.

Crucifix 45 a été peint en 1966 : tout repose sur d'infimes variations de noir, et seule une concentration du regard permet de discerner les nuances de ténèbres : "à partir de la sixième heure, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure" (Matthieu 27, 45). C'est seulement dans une sorte de halo que l'on perçoit le buste du Christ et ses bras étendus. La tête est penchée, excluant toute représentation anatomique, elle est comme un trou noir qui repose sur le buste. Au cœur de ces ténèbres, le corps du Christ est l'ultime blancheur qui demeure – ou la première qui apparaisse ? On trouve un article de William Congdon dans le premier cahier de Communio-F (septembre 1975) : Le visage du monde et la figure du Christ.


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