Monsieur Florian MICHEL
La mémoire
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n°286
Mars - Avril
2023 - Page n° 9
Qu’a-t-on oublié ou perdu de la mémoire au temps de la modernité ? On semble parfois assister à l’effacement de la mémoire, ou du moins à sa métamorphose et à sa « libération » paradoxale. La « mémoire » numérique, insatiable, inépuisable, semble miner le sens herméneutique de la mémoire, sa capacité spirituelle, sa puissance d’intériorité. Alors que la mémoire semblait d’abord recueillement de soi, lieu de l’identité, source profonde de la poésie – « Mon beau navire ô ma mémoire », « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », faculté spirituelle, lieu intérieur de la rencontre avec Dieu, on semble être entré dans un temps d’oppositions faciles : trou de mémoire et commémoration ; condamnation ou consécration ; amnésie ou anamnèse, etc.
Le sens du présent cahier est de rendre un peu de complexité et de profondeur de sens à la notion même de mémoire, de la dépolitiser, au sens de la sortir du champ politique, de faire un pas de côté par rapport à certaines problématiques liées à l’histoire, afin de retrouver quelques fragments du sens que la notion pouvait recevoir avant la grande vague de ce que Pierre Nora, l’architecte des « lieux de mémoires1 », désignait sous le nom d’« avènement de la mémoire2 ». Car la mémoire peut d’abord – et essentiellement – être envisagée comme une faculté spirituelle. Joseph Pieper, dans une conférence donnée en 1975 lors de la célébration du millénaire de la cathédrale de Mayence, traduite de l’allemand, se livre à une réflexion sur l’enracinement corporel de notre mémoire spirituelle. La contribution d’Emmanuelle Hénin rappelle que les Grecs tenaient Mnémosyne pour la mère des Muses, ce qui conférait à la mémoire une fonction matricielle dans la création de l’œuvre d’art. Selon une tradition allant d’Homère à Proust, la mémoire se révèle ainsi le creuset de l’intériorité. Le P. Philippe Cazala explique comment la notion de mémoire se développe comme la mise en présence de Dieu dans l’Ancien Testament. Anne de Saxcé précise comment chez saint Augustin la mémoire est une lumière pour mieux saisir, dans ce qui fait notre joie, le souvenir de Dieu : c’est par la mémoire que l’on atteint la vie en Dieu.
Dès lors, pour saisir le tout de la mémoire, il faut sans doute la penser à partir du lieu de la mémoire par excellence que n’a jamais cessé d’être l’acte liturgique. Obligation de mémoire adressée au Seigneur – « Memento Domine famulorum famularumque tuarum ». Mémoire respectueuse et commémoration des saints et des vertus – « Communicantes, et memoriam venerantes ». Et plus encore, mémorial eucharistique – « in mei memoriam facietis ». La contribution du P. Florent Urfels permet ainsi de ressaisir le parfait mémorial que l’Église offre chaque jour au Père, grâce à une formule extraite de la seconde prière eucharistique : « Memores... offerimus », « faisant mémoire, nous t’offrons ». Si se souvenir est au centre de l’acte liturgique, c’est que la mémoire ou le souvenir est justement le lieu même où se joue une conformité et une forme de réciprocité entre Dieu et l’homme. De même que Dieu se souvient dans l’Ancien Testament, l’homme est appelé à se souvenir au sens d’un retour à son principe, ces deux dimensions étant unies dans le Christ. Se souvenir, c’est toujours se recueillir, c’est un acte de vérité, certes paradoxal (car se souvenir, c’est nécessairement postuler l’absence) – mais de vérité quand même ce ne serait qu’à l’échelle existentielle. La mémoire collective ou historique elle-même s’y trouve justement remise en perspective.
Dépolitiser la mémoire
Aussi étrange que cela paraisse au premier abord, il semble exister en République un « ministère de la mémoire », en rattachement administratif et symbolique au ministère de la culture, ou associé parfois au secrétariat d’État « de la mémoire et des anciens combattants ». Frédéric Mitterrand rappelait ainsi en janvier 2010 le nœud étroit qui reliait culture, archives et mémoire. Puisque « l’omission voire l’abolition des archives est le propre des États totalitaires [...] où toute la culture se trouve engloutie dans un grand trou de mémoire », son ministère, disait-il, devait être « un ministère de la mémoire », par opposition au « ministère de la vérité » qui, dans le roman d’Orwell, entendait « faire place nette de la mémoire et, pire encore, la falsifier3 ». En octobre 2017, à l’occasion de l’inauguration du salon du livre d’histoire à Blois, Françoise Nyssen soulignait à son tour, dans un sens très politique, que « notre volonté est de rappeler que le ministère de la culture n’est pas seulement un ministère des arts. Mais aussi un ministère de la mémoire, de la langue, de l’être-ensemble. Un ministère du sens4 ».
Il existait déjà, depuis une décision de Maurice Druon en 1974, une « délégation aux célébrations nationales », devenue en 2011 un « Haut Comité aux commémorations nationales », en rattachement à la Direction des Archives du ministère de la culture. Ce Haut Comité a volé en éclat au printemps 2018, quand le politique et le mémoriel sont entrés pour ainsi dire en collision. Le Haut Comité avait en effet recommandé l’inscription de Charles Maurras dans la liste des « commémorations nationales », à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance du fondateur de l’Action française. Les passions se déchaînent. La ministre de la culture, Mme Françoise Nyssen, désavoue le comité en charge des commémorations et exige l’effacement de Maurras du livre officiel des commémorations nationales qu’elle venait de préfacer. Le Haut Comité démissionne en bloc5. Selon la formule de Pascal Ory, « commémorer » n’était pourtant pas « célébrer ». Pierre Nora regretta quant à lui la « dictature de la mémoire face à l’histoire », évoquant le « règne de la mémoire généralisée » et le « gonflement de la mémoire6 ». Pour sortir de l’impasse, l’Institut de France créa en 2020 « France Mémoire », afin de remplir le même office que le Haut Comité, mais de manière désormais indépendante de la tutelle ministérielle, pour garantir une moindre immixtion du politique dans le mémoriel. Cette nouvelle « affaire Maurras », créée par le « ministère de la mémoire » du ministère de la culture, serait anecdotique, si elle ne révélait combien entre le ministère orwellien de la vérité et le ministère de la mémoire, les frontières étaient poreuses et les instrumentalisations toujours possibles. Ces dernières décennies, la mémoire est devenue un lieu politique où, à force de discours solennels, de décrets, de célébrations et d’interdits, l’on tente, non sans peine, de façonner ce qui devrait relever – ou non – de notre mémoire commune.
En 1989, dans le contexte du bicentenaire de la Révolution, le cardinal Lustiger rappelait à l’État l’exigence de rassembler non pas la mémoire, mais les mémoires de tous les Français, pour laisser sourdre une mémoire vraiment commune, où le pluriel de la nation pourrait se ressourcer et s’unifier, en une forme non dite d’e pluribus unum appliquée à la mémoire.
Les plus hautes autorités de l’État ont [...] le devoir, en ce Bicentenaire, de faire une anamnèse de la diversité des mémoires de la Révolution. L’autorité républicaine légitime peut et doit évoquer, pour les prendre en compte, les succès de la grande Révolution ; elle doit aussi reconnaître et regretter les excès et les crimes liés à un événement dont la portée politique est, aujourd’hui, irréversiblement établie. Que le pouvoir républicain assume, aujourd’hui, cette responsabilité d’aider tous les Français à faire une anamnèse commune de leur histoire commune aiderait à conforter puissamment l’unité future de la Nation. Pour que la commémoration soit une véritable réconciliation et ne se limite pas à un consensus partiellement amnésique, fatalement précaire et vain, il faut que soit aussi honorée la mémoire de ces hommes que l’Église catholique a béatifiés comme « martyrs ». [...] Aujourd’hui, « la guerre est finie ». Il est donc légitime de rappeler la mémoire de ceux qui furent victimes de la persécution sans les regarder comme des traîtres à la cause commune qu’est devenue la République7.
Entre les lignes, on commence à distinguer le thème de la réconciliation par les mémoires, traitée dans le numéro de Communio de mai-juin 2002, avec, alors, à l’arrière-plan ecclésial, la notion de « repentance ». Quoi qu’il en soit, la mémoire entendue comme lieu de construction de l’identité nationale, comme lieu de l’établissement de la « vérité » nationale, et comme enjeu politique, relève désormais d’un lieu commun. Pierre Nora explique ainsi combien « peu d’époques dans notre histoire ont été sans doute aussi prisonnières de leur mémoire8 ». On évoque souvent les « lois mémorielles », qui finissent par imposer une « histoire officielle », le « devoir de mémoire », bien au-delà de son champ premier d’application que fut la Shoah, pour « sauver de l’oubli » les horreurs subies par le peuple juif, le « travail de la mémoire », la « mémoire collective », les « lieux de mémoire », qui sont aussi des « nœuds de mémoire où viennent se prendre les fils éternellement flottants du souvenir et de l’oubli9 », les « mémoriaux », et, assez souvent, la « mémoire déchirée » et les « conflits mémoriels ». En contrepoint, on évoque « l’amnésie collective », on plaide parfois pour le droit à l’oubli, le droit d’inventaire, et désormais, même, « l’annulation mémorielle », pour contester la commémoration collective d’un homme d’État, d’un officier, d’un écrivain, d’un artiste, et inviter à la destitution, symbolique ou bien réelle, de sa « statue » dans la cité. Depuis la Rome antique, l’on sait bien qu’il existe des formes plus ou moins subtiles de damnatio memoriae.
Mémoire et histoire
Avant la riche historiographie de la mémoire politique et culturelle de la France, la mémoire était plutôt un objet philosophique et sociologique dont il faudrait retracer avec précision les contours. Bergson consacre son cours de 1903-1904 à « l’histoire des théories de la mémoire10 ». En 1925, Halbwachs publie son ouvrage Les cadres sociaux de la mémoire, qui rejoint la même année les travaux de l’historien Marc Bloch (« Mémoire collective, tradition et coutume », 1925), et qui est prolongé en 1950 par le volume posthume intitulé La mémoire collective. Pour Maritain et Gilson, la mémoire apparaît comme un « degré du savoir », degré assez peu élevé en vérité, dans une perspective, non pas collective, mais personnelle. On en trouve des exemples éloquents, sous la plume de Gilson qui, cherchant par exemple à définir la notion historique de chrétienté, commence ainsi par recueillir en sa mémoire toutes les images :
Où ai-je connu la Chrétienté ? Dans les livres, certes, car il est impossible d’écrire et d’enseigner l’histoire du Moyen Âge sans y rencontrer à chaque instant cette réalité si vivante, si variée et si malaisée à définir. Mais il me semble pourtant l’avoir aussi connue elle-même, et pour ainsi dire expérimentée, en mainte rencontre d’une vie qui ne fut pas beaucoup moins errante que celle d’un maître du XIIIe siècle. Où donc ai-je connu cette Chrétienté ? Son nom conjure d’abord dans ma mémoire une multitude d’églises, grandes ou petites, qui m’ont accueilli, et parfois recueilli, etc. 11
Se souvenir pour comprendre, monter en généralité et – en l’occurrence également – rendre grâce. Pour Maritain, la mémoire est parfois traitée en référence à Bergson, ainsi dans le chapitre sur « le réalisme critique » qui précédait l’analyse de la connaissance de la nature sensible, la connaissance métaphysique, et ce que Maritain désignait sous le nom des degrés du savoir supra-rationnel, culminant avec la connaissance mystique. Pour Maritain, la mémoire apparaît comme un outil : « Le souvenir ou forme présentative conservée dans la mémoire et dont la mémoire use hic et nunc n’est pas ce qui est connu quand nous nous souvenons, c’est le moyen par lequel nous connaissons ; et ce que nous connaissons par ce moyen, c’est le passé lui-même, la chose ou l’événement inséré dans la trame de notre passé 12 ».
Le lien entre histoire et mémoire a été l’objet d’un abondant renouvellement théorique entre le milieu des années 1970 et les années 1980. En 1978, Pierre Nora publie sa fameuse contribution intitulée « Mémoire collective » dans le volume sur La nouvelle histoire 13 :
L’expression, reconnaît-il, est aussi vague et ambiguë, mais son utilisation stratégique peut être aussi féconde pour le renouveau de l’historiographie. En première approximation, la mémoire collective est le souvenir, ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et / ou mythifiée par une collectivité vivante, de l’identité de laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante. Souvenir d’événements directement vécus (les anciens combattants par exemple) ou transmis par la tradition écrite, pratique ou orale (par exemple la guerre des Camisards pour les protestants cévenols d’aujourd’hui) ; mémoire active, entretenue par des institutions, des rites, une historiographie, ou mémoire latente et parfois reconquise (comme celle des minorités ethniques ou sociales opprimées ou assimilées), mémoires officielles, volontaires, orchestrées par toute une mise en scène de l’imaginaire, telles que s’en composent nations et familles, Églises et partis, ou mémoires sans mémoire, clandestines et méta-historiques (comme la mémoire juive) : la gamme en est infinie.
La « mémoire » n’advient pas avec le projet de recherche et d’édition des « lieux de mémoire » qui, dans un premier temps, fut l’objet d’un séminaire tenu pendant trois ans, de 1978 à 1981, à l’EHESS, avant de devenir la référence incontournable pour problématiser les liens entre la mémoire et l’histoire. Pierre Nora formulait le diagnostic initial en ces termes : « La disparition rapide de notre mémoire nationale m’avait semblé appeler un inventaire des lieux où elle s’est électivement incarnée14 ». Avec un sens aigu de la formule, Pierre Nora précisait qu’« il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire15 ». Il observait la fin des « sociétés-mémoires », c’est-à-dire la fin des « idéologies-mémoires », la « fin des paysans » et la « fin » des institutions collectives fondées sur la transmission (l’école, la famille, l’Église, l’État, etc.). Notons tout de même, avec le recul, que certaines « sociétés-mémoires » ont certes été très ébranlées, qu’elles ont été réduites, mais qu’elles n’ont certes pas disparu et que nous assistons à une forme de fragmentation des mémoires, qui deviennent celles du singulier, de l’individuel, du psychologique.
Mémoire et histoire sont intimement mêlées, à la fois en appui mutuel et en opposition. La mémoire est de l’ordre de la vie, portée par des groupes vivants, et à ce titre en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses mutations successives, affective, irraisonnée, reçue, partielle, singulière, englobante, de l’ordre du poème, du sacré (et de la tradition, même si P. Nora emploie peu le terme). L’histoire est de l’ordre de l’analyse critique, anatomique, universelle, de l’ordre de la prose ; elle morcelle pour reconstruire ; elle est incomplète ; elle est une représentation du passé ; elle laïcise, désacralise, relativise. « Au cœur de l’histoire, travaille un criticisme destructeur de mémoire spontanée. La mémoire est toujours suspecte à l’histoire. » Au terme du processus de dissociation et d’effacement de la mémoire, une fois que la mémoire est devenue un « phénomène purement privé », et que l’histoire a pleinement développé sa puissance de « science sociale », il revient à l’histoire de se saisir de la mémoire : « L’historien ne se contente pas de faire l’histoire de l’événement, mais s’intéresse aussi à l’histoire de la mémoire de cet événement jusqu’à nos jours. [...] Pour quoi faire ? [...] parce que la connaissance du passé dit « objectif » ne suffit pas à expliquer le présent, et qu’il faut y ajouter la connaissance de la perception présente du passé. Ce « présent du passé » est précisément la mémoire, et l’étude savante de celle-ci permet de mieux comprendre l’identité qu’elle a pour fonction de structurer16 ».
« In mei memoriam » : mémoire et liturgie
En christianisme, le moment de la mémoire par excellence est la célébration liturgique, au point que l’on s’étonne un peu de ne pas retrouver dans les milliers de pages des Lieux de mémoire une entrée « messe » ou « liturgie », outre celles déjà existantes et très opportunes de « clocher » et de « cathédrale ». Ce n’est pas ici cependant le lieu de développer autant que nécessaire cette ligne de réflexion. Disons seulement que des messes ou des prières publiques ont marqué les mémoires : ainsi les messes de Noël dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, le Te Deum en 1918 ou à la Libération, les funérailles nationales de quelques grands hommes, la messe célébrée par Jean-Paul II au Parc des Princes en 1980, ou la messe de Longchamp en août 1997, qui dans la durée ont fait date, ont marqué l’époque. Mais, plus finement, c’est que la liturgie a précisément pour sens de faire mémoire. Deux passages du canon romain sont particulièrement pertinents pour évoquer ce point.
Au « Communicantes » du canon, le latin disait avec force : « Communicantes, et memoriam venerantes ». Autrement dit, et pour gloser le latin si concis, la communauté est unie dans la communion des saints dont nous « vénérons la mémoire ». Même si la traduction liturgique actuelle des termes se contente de « nommer » les saints (« Dans la communion de toute l’Église, nous voulons nommer en premier lieu, etc. », etc.), il s’agit bien d’un devoir de mémoire, d’un memorandum, des apôtres, des martyrs et de tous les saints. La mémoire des solennités et des saints vient alors définir le calendrier qui, en retour, l’ordonne selon les lieux. La sainteté devient le fil à plomb de la mémoire ; les saints, selon leur rayonnement universel ou local, deviennent sujets de la mémoire locale ou de la mémoire universelle. Mémoire d’obligation ou mémoire facultative, « pour célébrer ad libitum les mémoires d’autres saints, tout en conservant à leur culte l’importance qui lui convient dans les régions où ils ont vécu », dit le Motu Proprio Mysterii Paschalis (1969, par. 6-8), qui avait allégé et redéfini le calendrier liturgique après le Concile. La mémoire du « propre » de chaque nation, de chaque diocèse, de chaque famille religieuse permet ainsi à une communauté de faire mémoire de son histoire, de sa fondation, de ses vertus. Le calendrier – ce n’est pas rien – organise ainsi la mémoire liturgique de l’immense société de la « République des fidèles », avec la possibilité pour chaque lieu de partager la mémoire de tous et de fixer la sienne propre.
Au temps de la réforme liturgique, on envisage provisoirement de traduire la formule « in mei memoriam » par les termes « en mémorial de moi ». La proposition n’est pas retenue par les évêques dont les commentaires sont éclairants pour saisir le vif de l’expression latine, les enjeux spirituels et sacraux de la traduction et le binôme mémoire / mémorial. Aux traducteurs, le cardinal Liénart expliquait ainsi : « Le terme mémorial doit être récusé pour deux motifs. Tel qu’il est là, il présente un certain danger au point de vue doctrinal. Un mémorial est une chose qui rappelle. Dans la phrase proposée, il se rapporte au mot “cela” [“Faites cela”], c’est-à-dire à l’Eucharistie, dont l’institution par le Christ à la Cène vient d’être évoquée. Or l’Eucharistie n’est pas pour nous un simple rappel du sacrifice de la Croix. Le terme est donc inadéquat en lui-même. [...] Ce mot “mémorial” fausse d’ailleurs le vrai sens de la phrase à traduire. Le grec dit “εἰςτὴν ἐμὴν ἀνάμνησιν” [“eis ten emen anamnesin”] et le latin “in mei memoriam”. Le mot memoriam ne se rapporte pas au mot “cela” ; il ne s’agit pas du souvenir de l’Eucharistie, il s’agit du souvenir du Christ son auteur, celui qui nous l’a donnée. Le vrai sens est : quand vous ferez l’Eucharistie, pensez à moi. La traduction la plus exacte et la plus sûre serait donc à mon sens : “chaque fois que vous ferez cela, vous le ferez en vous souvenant de moi”17 ». Mgr Collini, alors évêque d’Ajaccio, commente quant à lui : « Mémorial est une bonne trouvaille technique, mais ce terme ne sera pas compris et prêtera confusion pour les fidèles18 ». L’évêque d’Orléans explique de son côté : « Mémorial est bon pour les exégètes et les théologiens, mais le bon peuple se retrouvera mieux “en mémoire” ». L’évêque de Chambéry explique, non sans humour qu’« en mémorial de moi » est une « expression absolument insolite », « qui sonne comme un barbarisme : le mot mémorial est tout à fait français, mais on n’a pas l’habitude de le construire avec un pronom personnel comme complément de nom. [...] Il paraît tout à fait inutile d’introduire des formules telles que “en mémorial de moi” quand on prétend parler le français d’aujourd’hui ; inutile d’éliminer des termes scolastiques si c’est pour créer une nouvelle terminologie scolastique, ou comme le disent les protestants, un nouveau patois de Canaan19 ». Ce nouveau patois ne fut pas approuvé en la circonstance, mais c’est assez dire l’importance de la « mémoire » dans l’acte liturgique.
C’est que la mémoire est essentielle à l’homme dans sa double constitution individuelle et sociale, permettant à l’histoire de se construire et à la culture de se transmettre. L’Écriture Sainte en fait un attribut divin car, pour le Dieu d’Israël, « se souvenir » revient à prolonger son agir salutaire en faveur des élus. Le terme hébreu « Zakhor », « Souviens-toi », formule un devoir de mémoire, non pas des malheurs, mais des grâces reçues. Comme le rappelait le cardinal Lustiger, « si le peuple doit se souvenir de la servitude en Égypte, c’est pour rendre grâce à Dieu de la délivrance reçue 20 ». C’est dans ce souvenir-mémoire-mémorial à la fois humain et divin que Jésus inscrit le sacrement eucharistique, acte de fondation de l’Église et anticipation du Royaume. Ainsi l’Église peut-elle dire chaque jour : « Memores... offerimus », « faisant mémoire, nous t’offrons ».
La mémoire, comme un « oblat », à la manière de saint Ignace – « Prends, Seigneur et reçois, toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence, et toute ma volonté ». C’est quand nous nous souvenons que nous pouvons offrir et rendre grâces avec justice.
1 Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Gallimard, Quarto, trois volumes, 1997. L’édition de 1997 reprend en trois épais « Quarto » les sept volumes de la « Bibliothèque illustrée des histoires », parus entre 1984 et 1992. Dans la préface à l’édition de 1997, Pierre Nora rappelle bien que « d’étape en étape, l’entreprise est passée d’un simple éclairage des lieux porteurs d’une mémoire particulièrement significative au projet beaucoup plus ambitieux d’une histoire de France par la mémoire. »
2 Pierre NORA, «L’avènement de la mémoire », Le Débat, 2020, no 3, p. 232-234.
3 Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la culture, prononcé à l’occasion du versement de 100 ans d’archives de la Cité internationale universitaire de Paris aux Archives nationales de France, 19 janvier 2010.
4 Déclaration de Mme Françoise Nyssen, ministre de la culture, sur l’enseignement de l’histoire et de la littérature, Blois le 6 octobre 2017.
5 Jean-Noël JEANNENEY, ««L’affaire Maurras » », Le Débat, 2018, no 4, p. 155-162.
6 Propos rapportés par Jean-Noël Jeanneney, art. cit. ; voir également Philippe JOUTARD, «Les historiens et la mémoire », Le Débat, 2020, no 3, p. 228 ; Pierre NORA, «L’avènement de la mémoire », Le Débat, 2020, no 3, p. 233.
7Jean-Marie LUSTIGER, «L’Église, la Révolution et les droits de l’homme », entretien avec François Furet, Le Débat, mai-août 1989, p. 3-21, p. 4 pour la citation.
8 Pierre NORA, « Présentation », 1984, in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Gallimard, Quarto, tome 1, 1997, p. 20.
9 Pierre NORA, « Présentation », 1984, édition citée, 1997, p. 19.
10 Lire le compte rendu dans la Revue de Philosophie, décembre 1904, no 12, p. 801-814, reproduit dans Henri Bergson : Mélanges, textes publiés et annotés par André Robinet, Paris, PUF, 1972, p. 614-625.
11 Étienne GILSON, «L’esprit de chrétienté », La vie intellectuelle, février 1945, p. 18-36, in OEuvres complètes, tome 2, Vrin, 2023, p. 401-402 pour la citation.
12 Jacques MARITAIN, Distinguer pour unir ou les degrés du savoir, 1932, in OEuvres complètes, tome IV, p. 479.
13 Pierre NORA, « La mémoire collective », in Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, Complexe, 1978, p. 398.
14 Pierre NORA, « Présentation », 1984, édition citée, 1997, p. 15.
16 Robert FRANK, « La mémoire et l’histoire », Les Cahiers de l’IHTP, 1992,no 21, p. 66-67.
17 Centre National des Archives de l’Église de France [CNAEF], dossier 70 CO 589.
20 Cardinal LUSTIGER, « Le devoir de mémoire », 10 juin 2003, Archives Institut Lustiger.
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