Editorial: L'icône du Dieu invisible

                                                                         L’icône du Dieu invisible 

                                                                            Jean-Luc Marion

La foi chrétienne ne peut pas se dispenser de penser ce qu’elle croit – sauf à penser croire, s’imaginer croire, mais ne pas savoir ce qu’elle prétend croire. Et elle ne croit, n’a même à croire quoi que ce soit, qu’à partir du moment où elle admet (donc déjà comprend) que Jésus revendiqua le titre de Christ parce qu’il se présenta et se présente toujours comme le Fils du Père : « Je suis dans le Père et le Père est en moi. [...] Croyez-m’en : moi, je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jean 14, 10-11). Le titre de Christ n’a de sens et de légitimité qu’en tant que le soutient l’évidence d’une telle filiation, proclamée par ceux mêmes qui s’en scandalisent. C’est même pour cela, pour cette connexion avec le Père, que Jésus se trouve condamné : « ...ils l’emmenèrent à leur Sanhédrin et dirent : “Si c’est toi le Christ, dis-le nous”. Il leur dit : “Si je vous le dis, vous ne le croirez pas, et si je vous interroge, vous ne répondrez pas. Désormais le Fils de l’homme sera assis à la droite de la puissance de Dieu [Psaume 110, 1]”. Ils dirent tous : “C’est donc toi le Fils de Dieu !” Il leur déclara “Vous le dites vous-mêmes : c’est moi” » (Luc 22, 66-69). Le Christ s’identifie lui-même comme identique au Père. Autrement dit, son identité la plus propre consiste à s’identifier parfaitement au Père : « Les paroles que moi, je vous dis, ce n’est de moi que je les dis. C’est le Père, qui demeure en moi, qui fait ses propres actions » (Jean 14, 10). Croire au Christ (donc concevoir quelque chose de lui) signifie donc penser cette identité comme identité à un autre (le Père) que lui-même (le Fils)− en d’autres termes penser une identité qui contredit radicalement ce que nous entendons habituellement par identité. Car, contrairement au principe métaphysique édictant que nulle chose ne peut être différente d’elle-même au même moment et sous le même rapport, dans le cas du Christ l’identité ne se résume pas à l’identité du soi à soi : l’identité à soi ne précède pas la relation de filiation au Père mais en découle, ou plutôt s’identifie à elle. Alors que pour nous l’inverse semble évident : nous nous identifions, nous pensons devoir nous identifier d’abord à et comme nous-mêmes (autonomie, authenticité, sincérité, etc.), pour, sur cette base, entrer éventuellement dans des relations diverses et facultatives (filiation, intersubjectivité, appartenance sociale, culturelle, etc.). L’opposition des deux ententes de l’identité, celle du Christ (en droit trinitaire) et celle de l’attitude naturelle (en fait métaphysique) ne saurait s’esquiver, malgré les efforts pathétiquement vains de la “théologie analytique”, qui voudrait inscrire l’identité du Christ dans le cadre du principe d’identité. Cette opposition s’avère au contraire absolument cruciale, puisque c’est elle qui conduira à la condamnation du Christ en croix.

Crucial pour concevoir le Christ, son mode d’identité (lui- même comme un autre, comme d’abord le Fils du Père) le devient, au second degré, pour concevoir en quoi il peut nous sauver. Ici joue à fond le principe que les Pères ont reconnu très tôt quoique progressivement, contre le docétisme, la gnose et l’arianisme : rien n’est sauvé (de l’humanité des hommes) par Dieu, en l’occurrence par le Fils venu dans notre chair, sinon ce qui a été assumé par lui de cette même condition humaine. D’où (et nous n’avons pas à y revenir ici en détails) le développement de la grande doctrine des conciles œcuméniques : une seule personne porte deux natures, mais cette unique personne fait jouer en elle les deux volontés qui s’affrontent (dans notre cas, en situation de péché) ou bien convergent (dans le cas unique du Christ) pour faire parfaitement la volonté du Père – « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Matthieu 6, 10). Ainsi l’identité ontique (personne, hypostase de deux natures) se précise et s’accomplit en une identité des volontés − ou plutôt, selon Maxime le confesseur, des modes de volonté−, approfondissant ainsi la communion entre Dieu et l’homme dans l’acte du Christ, de l’identité ontique jusqu’à l’union de charité. Nous ne sommes sauvés que dans la mesure où nous pouvons, par « l’Esprit qui est répandu dans nos cœurs » (Romains 5, 5), accomplir la même communion de charité que celle accomplie par le Christ. Car ainsi nous nous identifions, comme lui, par et à partir du Père : « Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie “Abba ! Père ! De sorte que tu n’es plus esclave, mais fils, et si tu es fils, tu es aussi héritier de par Dieu » (Galates 4, 6-7, voir Romains 8, 15).

 Il y a plus, ou plutôt −parce que rien ne saurait être plus grand− il y a une autre manière de vérifier cette identité par communion. En effet, juste avant le passage de Jean (14, 10-11) où Jésus assume son identité de Christ comme l’identité du Fils au Père, il assure à Philippe, qui lui demandait qu’on « lui montre le Père et cela suffit » (14, 8), que « celui qui [le] voit voit le Père » (14, 9). Il confirmait ainsi une déclaration antérieure : « Qui me contemple (thôrei) contemple aussi celui qui m’a envoyé » (12, 45). Ces deux manières de formuler l’identité du Christ n’en font en fait qu’une : parce qu’il s’identifie lui-même en s’identifiant parfaitement à et par le Père, le Fils manifeste le Père au point qu’il le fait voir – à celui du moins qui accepte de voir correctement ce qui s’offre à sa vue. Car, à l’inverse, on peut voir et refuser ce que l’on voit, le Père dans le Fils : « Maintenant ils m’ont vu (eôrakasin) et ils m’ont haï, et moi et mon Père » (15, 45). Ainsi voir implique que l’on veuille bien voir ce qui s’offre à voir ; en l’occurrence, voir le Père suppose et dévoile une volonté qui se conforme ou non à la volonté du Père ; et donc cette volonté décide en fin de compte de la vision ; ainsi l’annonçait la béatitude : « Heureux ceux qui sont purs par le cœur [Psaumes 24, 4 & 51,12], car eux verront (opsontai) Dieu » (Matthieu 5, 8). Nous pourrons voir Dieu en face, confirment d’autres textes : « Car nous voyons (blepomen) à présent dans un miroir, énigmatiquement, mais alors ce sera face à face » (1 Corinthiens 13, 12, et 2 Corinthiens 3, 16- 18). Ou : « Nous savons que, s’il vient à se manifester, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est (opsometha auton kathôs estin)»(1 Jean 3, 2). Ou encore : « Recherchez la paix avec tous [Psaume 34, 15], et la sanctification sans laquelle nul ne verra (opsetai) Dieu » (Hébreux 12, 14). Et enfin : « ...ils verrons sa face [Psaume 17, 15 & 42, 3] et son nom sera sur leurs fronts » (Apocalypse 22, 4). Ainsi, notre possible vision du Père dans le Fils suppose-t-elle et ne fait-elle qu’un avec la communion de volonté entre le Père et le Fils eux-mêmes : le Christ fait voir le Père parce qu’il en accomplit la volonté, et nous ne pourrons voir le Père que si, selon l’esprit, nous aussi faisons la volonté unique du Père et du Fils. En fait, l’une et l’autre opération relèvent de la même charité « sans laquelle je ne suis que bronze sonnant ou cymbale retentissante » (1 Corinthiens 13, 1). L’énoncé « Qui me voit, voit le Père » devient donc la conséquence pour nous, dans l’ordre de la vision, de ce qu’accomplit, dans l’ordre de la communion, l’énoncé « ...non comme moi je veux, mais comme toi » (Matthieu 26, 39). Pour nous aussi, les deux vont de pair, pourvu que nous puissions ne pas « dormir ».

On comprend dès lors l’importance de concevoir correctement la vision du Père dans la face du Fils. Autrement dit, de concevoir comment le Christ « est l’icône de Dieu, os estin eikon theou » (2 Corinthiens 4, 4), comment il présente « l’icône du Dieu, du Dieu invisible, eikôn tou theou tou aoratou » (Colossiens 1, 15). Ici, on ne s’étonnera pas de ce que nous rendions ici eikôn par icône, au lieu de nous en tenir, comme la plupart des traductions, au plus courant équivalent image. Une première réponse tient au fait qu’une image, dans son acception banale, reproduit (plus ou moins fidèlement) ce qui se présente déjà dans la visibilité, alors que, dans le cas du Christ, il s’agit de présenter dans la visibilité justement non le visible, mais l’invisible, Dieu, celui que « personne n’a vu », mais dont seul « le Dieu Fils unique a fait l’exégèse » (Jean 1, 18). Il n’y a donc pas d’image de l’invisible au sens strict. Donc, si visibilité de l’invisible il doit y avoir, il faut entendre eikôn en une acception aussi exceptionnelle que le paradoxe qu’elle met en œuvre, la visibilité de l’invisible, la manifestation humaine de Dieu. Aussi peut-on, voire doit-on la nommer, au plus près du texte grec, une icône. Cette transcription littérale du grec peut sembler exceptionnelle, mais elle convient justement au cas – exceptionnel – où il s’agit de rendre visible l’invisible et non pas, comme d’habitude, de [re]produire la visibilité du déjà visible. À charge de préciser plus tard le sens précis de cette eikôn qui sans doute ne recouvre que partiellement le sens esthétique, voire théorique de la “théologie de l’icône”. Auparavant, se dressent d’autres difficultés.

D’abord la difficulté de l’identification du Fils : l’histoire de la théologie dogmatique a tendu à y privilégier (et pas seulement à l’époque moderne) non pas le rapport du Christ au Père mais celui des deux natures, humaine et divine, dans la personne du Christ. Certes, l’identification par communion de volonté du Fils au Père implique évidemment en retour une coexistence des deux natures dans le Christ, mais leur rapport dans l’hypostase unique ne s’explique pas d’abord ni seulement par les propriétés de cette personne exprimées en termes d’être et selon les catégories de l’étant. Le Christ n’accomplit pas parfaitement la volonté de Dieu parce qu’il parviendrait à concilier en lui deux natures et deux volontés ontiquement différentes, mais parce qu’il s’identifie au Père au point d’apparaître manifestement comme son Fils et de l’être. La relation de l’humanité à la divinité dans la personne du Christ ne se définit et réalise qu’en conséquence de la relation trinitaire du Fils au Père selon l’Esprit : il n’y a pas de “christologie” en tant que telle, fermée sur elle-même dans un traité de Verbo incarnato conçu à part, voire indépendamment de l’identification trinitaire du Fils au Père (et retour) ; en droit, au contraire, la personne du Christ n’offre qu’une actualisation dérivée dans l’économie du salut de la communion trinitaire, où le Fils s’identifie lui-même en s’identifiant à l’autre que lui, le Père. Une telle “christologie” pour ainsi dire hors-sol trinitaire tente alors d’identifier la médiation du Christ non pas par son identification au Père mais par le jeu, en sa personne, soit de l’être fini et infini (par exemple chez Rahner), soit du sens et du fait, du dogme et de l’histoire (ainsi chez Blondel). Dans les deux cas, le Christ, esseulé dans sa personne, réduite elle-même à un ego, doit défendre devant un nouveau Sanhédrin− le tribunal (kantien) de la raison− son rang de Fils de Dieu sans précisément pouvoir invoquer son identification par la charité à la volonté du Père, pourtant le seul témoignage qui, à ses yeux, vaille. Encore une fois, l’identité du Christ, certes humaine et divine, ne se comprend que par l’identification du Fils au et par le Père.

Il en va de même pour la visibilité dans le Christ du Dieu invisible : elle commence par la Trinité et en elle. Sur ce point, fait autorité le concile de Nicée II – clôture historiquement décisive non seulement de la querelle iconoclaste mais, par elle, de toute la querelle arienne sur la divinité du Christ, c’est-à-dire du Fils dans son identification au Père. Mais même cette autorité ne reste pas sans ambiguïté quand elle se borne à cautionner une trop étroite compréhension de la “théologie de l’icône” qu’on peut en déduire. Soit la question de fond : comment voir l’invisible dans le visible ? Les iconoclastes soulignaient à juste titre que « Dieu personne ne l’a vu » (Jean 1, 18) et que l’interdit vétéro-testamentaire −« Tu ne feras pas de statue ni aucune forme de ce qui est dans le ciel en haut » (Exode 20, 4)− vaut même après la venue du Christ ; d’ailleurs, comment l’écart des natures (humaine et visible vs. invisible et divine) pourrait-il se franchir ? La réponse des iconodoules consista, à la suite de Théodore Studite, à recourir à la personne (hypostase), conçue comme l’instance de la similitude interdite aux natures (substances, ousiai, phuseis) : « Le prototype ne se trouve pas dans l’icône selon la substance [...] mais selon la ressemblance de l’hypostase1 ». On comprend bien l’argument : la ressemblance ne porte pas sur la matérialité et les détails que fait connaitre l’image visible mais sur la personne que, comme par abstraction intentionnelle, le spectateur peut y reconnaître. En ce sens aussi se vérifie la citation célèbre de Basile de Césarée que reprend Nicée II : « L’honneur rendu à l’icône passe au prototype », c’est-à-dire ne s’arrête pas à la visibilité de la nature humaine représentée mais, y reconnaissant la personne du Christ, passe à sa divinité, voire au Père invisible2. On perçoit pourtant ce que cette brillante réponse ne précise pas clairement : en quoi consiste exactement la personne (hypostase) et pourquoi permet-elle de ne pas en rester à la nature visible (humaine) pour percer jusqu’à l’invisible (divin) ? Il faut donc ajouter et souligner que l’icône de la personne, au contraire de l’image de la nature, requiert un fondement intra-trinitaire radical : le Christ, comme personne, offre une ektupôsis du Père : il en fait ressortir, comme un sculpteur fait ressortir de la pierre plane encore, une figure en ronde bosse ; il exprime jusque dans la visibilité de notre monde (notre nature) le Père dont il constitue déjà, éternellement et dans l’invisibilité trinitaire, l’expression absolue (pour reprendre le langage trinitaire de saint Bonaventure). L’expression fait l’icône, pour autant que celle-ci (au contraire de l’image et même d’une compréhension trop étroite de la “théologie de l’icône”) reprend et garde toute la mémoire de l’événement du Christ et de ses gesta parmi nous, tels que l’histoire nous les rapporte .

On peut également y ajouter la répétition pédagogique et mystagogique des actes du Christ pratiquée par les grandes liturgies sacramentelles et les enseignements qui les accompagnent. L’ « icône du Dieu invisible » ne se résume ni à une image, ni à une icône au sens banal d’une image religieuse. Elle constitue l’événement où perce dans le visible l’expression éternelle et invisible du Père par le Fils, répétée dans notre visibilité par le Fils en tant que le Christ.

Il importe, à ce propos, de souligner un point capital : la formule « L’honneur rendu à l’icône passe au prototype », invoquée par Nicée II pour la défense des images, fut d’abord frappée par Basile, afin de penser la relation intra-trinitaire du Fils au Père. En effet, la difficulté de l’icône éternelle apparaît dès la Trinité. « Car on [n’y] décompte pas par addition en allant de l’un à la multiplicité par accumulation, en disant un et deux et trois, ni premier, second, troisième. Car “Moi, Dieu, je suis le premier et je suis le dernier” (Apocalypse 1, 8). Or, un second Dieu, à ce jour nous n’en avons pas entendu parler. Car, en vénérant un Dieu de Dieu (theon ek theou), nous confessons ce qui est propre (to idiazon) à chacune des hypostases et nous restons dans la monarchie, sans éparpiller la théologie [sc. la Trinité] en un amas pluriel, grâce à (dia) ceci : contempler pour ainsi dire une seule et même forme (mian...tên oionei morphên theôreisthai)en Dieu le Père et Dieu le Monogène, [forme] mise en icône (eneikonizomenên) par le [miroir] sans altération (aparallacto) de la divinité. Le Fils est en effet dans le Père, et le Père dans le Fils, puisque tel [est] celui-ci, tel aussi celui-là, et en cela [ils ne font qu’] un ». Cette séquence appelle une remarque : si l’on veut se libérer d’un modèle arithmétique de la Trinité, il faut passer à un modèle où il s’agit d’icône, ou plus exactement d’ « une seule et même forme pour ainsi dire [...] mise en icône (eneikonizomene) par le [miroir] sans altération de la divinité3 ». De quelle icône s’agit-il ? Toute la difficulté tient à cette réserve implicite : comment une seule et même forme (morphê) pourrait-elle valoir pour le Père et le Fils – et qu’en est-il alors de l’Esprit ? Avant de revenir sur ces points, concluons qu’en tout état de cause l’icône désigne originairement chez Basile la visibilité phénoménale d’une hypostase trinitaire d’abord, et ce n’est qu’en un second temps que Nicée II en redouble l’usage par son application économique à la défense des icônes peintes4.

La question se précise donc : que signifie voir, quand il s’agit de voir une hypostase ou personne, et pas seulement une substance, un objet et une nature immédiatement visible ? Et même peut-on voir une hypostase et une personne, si l’on prétend y reconnaître plus et autrement que ce qu’on sait immédiatement y connaître? Il faut admettre, et la phénoménologie offre les ressources philosophiques pour y parvenir, que la manière de voir décide de ce que l’on parvient à voir. Non point parce qu’on céderait à l’arbitraire, mais au contraire parce que l’arbitraire de l’habitude (qui voudrait toujours rabattre le visible à l’objectité, à son usage donc à sa matérialité maniable) recule devant les dimensions non objectivables du visible – les correspondances du visible avec les autres témoignages des sens, qui découvrent peu à peu que tous les sens sont d’abord spirituels : chacun d’eux fournit en effet, au-delà d’une information utile sur tel ou tel corps extérieur, d’abord une sensation de soi, une douleur, une peine, un plaisir, une joie, bref une expérience de ma chair devant un monde qui prend enfin un sens. Que les sens aient un sens, je l’éprouve quand je cesse de construire le monde comme la sommation des objets à maîtriser, pour m’éprouver « à travers des forêts de symboles/ qui [l’] observent avec des regards familiers5 ». Aussi l’ouverture de ce monde, non plus seulement sensible mais originairement sensé, exige-t-elle de l’éprouver parfois comme un désert d’objets, comme un ouvert sans borne (khôra). Dans ces modes apparemment paradoxaux de la vision, on comprend que s’efface le je transcendantal et que surviennent d’autres figures essentielles, ainsi l’aveugle et le témoin, qui voient mieux parce qu’ils ne voient plus d’objets mais des choses douées de sens.

Dès lors, on peut revenir à un débat exégétique classique : les textes bibliques permettent-ils d’envisager une vision de Dieu ? Les épisodes en apparence contradictoires de Moïse demandant cette vision, se la voyant refusée et finalement accordée, mais « de dos » seulement (Exode 33, 18sq.) ne devraient-ils pas conduire à privilégier au contraire une Révélation par la parole et l’écoute, une Révélation cantonnée au Nom ? La lecture juive des Écritures a suivi massivement cette voie (qu’on songe à Lévinas et ensuite à S. Mosès), au point de récuser quasiment la notion même de Révélation ou du moins sa compréhension hypostatique. Mais on peut faire quelques remarques, pour compliquer et peut-être désamorcer l’antagonisme supposé entre vision et audition de la parole. Certes, demeure l’interdit de voir Dieu : « Yahvé vous parla d’au milieu du feu, vous entendiez le son des paroles, mais vous n’avez vu aucune forme : rien qu’une voix ! » (Deutéronome 4, 12) ; pourtant Moïse, accompagné d’« Aaron, Nadad, Abihou et soixante-dix des anciens d’Israël [...] virent le Dieu d’Israël » (Exode 24, 9-10) ; et le peuple, au pied de la montagne, put dire : « Nous avons vu que Dieu parlait à l’homme [sc. Moïse] et que celui-ci restait vivant » (Deutéronome 5, 24, corrigeant Exode 33, 20). En effet, la parole vaut comme une quasi-vision et la vision demande une écoute. Non seulement les paroles de Dieu se voient (« Le peuple vit les tonnerres, les éclairs et vit le son des trompettes » Exode 20, 18) mais, dès l’épisode du buisson ardent, entendre la voix et voir le buisson coïncident : le buisson qui ne se consume pas correspond au Nom qui ne se dit pas. Ensuite, le fait est que « Yahvé parlait avec Moïse face à face, tout comme un homme parle avec son ami » (Exode 33, 11). Mais comment entendre ce face à face, et le concilier avec la vision « de dos » (Exode 33, 22) ? D’abord on remarque que « de dos » signifie aussi « par derrière », Dieu passant le premier et se manifestant par ses traces (vestigia encore), par ses effets ; exactement comme le Nom se manifeste par son effet : sauver le peuple et lui rester fidèle dans la suite de l’histoire. Ensuite on note que la « face » du face à face signifie moins la vision à découvert (et comme d’un objet) que la présence effective, effective bien que toujours invisible : le face à face de Yahvé avec Moïse a donc statut d’alliance6. La face de Dieu ne se voit pas, mais sa gloire rayonne sur la face de Moïse. La vision et l’écoute de la parole ne se contredisent pas mais se renforcent dans l’approche, de moins en moins approximative, de la personne, de l’hypostase, au-delà de la visibilité des objets mondains.

Il faut en venir au cœur de l’invisibilité. Car son opposition à la visibilité ne va pas de soi, puisque parfois, voire souvent, le visible reste invisible et l’invisible se rend parfaitement visible. Nous avons tous fait l’expérience que le visible se dissimulait sous sa visibilité, lorsque je ne vois pas vraiment ce que je vois, soit par inattention, soit par incompréhension. La face ou le visage d’autrui en offre le cas le plus clair (et obscur) : percevoir la surface d’un visage, surtout mis en évidence par son maquillage et son apprêt, ne me révèle rien de l’identité réelle de la personne qui l’avance ; même sans intention de tromper, ce visage se montre sans rien dire de ce qu’il veut dire ; certes il peut parler mais cette seule parole ne garantit rien ; pour saisir son intention, il faut l’étudier dans ses paroles, dans son regard, dans ses expressions ; et ces expressions, il faut les rechercher dans les secrets, les fréquentations, le long commerce des jours. Mieux, ce ne sont ni les paroles dites qui m’éclairent sur les intentions, mais les paroles non-dites, échappées ou confiées à mi-voix. Les yeux du regard restent d’ailleurs la partie la moins expressive du visage où il n’y a littéralement rien à voir, sinon le trou noir des pupilles. En ce sens, le visage demeure l’invisible par excellence (Lévinas). Mais le visage parle et, silencieusement, m’enjoint : « Tu ne me tueras pas » – car si je le tue, je supprime ce dont il porte la trace : l’intentionnalité qu’autrui exerce sur moi. Toute la visibilité du visage tient à mon approche de son intention invisible : elles croissent en proportion directe. Ici prend tout son sens la manière et le style de la manifestation du Christ : il se montre en personne, à partir de lui-même, non point selon ce qu’un regard non averti repère dans le visible mais en demandant : « Pour vous, qui suis-je ? ». Cette manifestation se produit comme une épiphanie proposée de l’invisible qui se fait voir dans le visible : d’où la formule récurrente dans les récits d’apparitions pascales – ophtê, il se fit voir. Chaque apparition, depuis la théophanie du Thabor jusqu’à l’Ascension, convoque une acceptation (l’hypostase, l’intention, la contre-intention) de celui qui se montre en personne. Voir l’invisible en lui signifie le confesser comme le Christ.

Que révèle alors le Christ ? Le Père. Comment le révèle-t-il ? En s’effaçant non pas devant lui mais en lui. En s’identifiant lui-même comme s’identifiant à la volonté du Père, il devient son icône parfaite. Le Père invisible (et qui le reste) se fait visible dans la transparence du Fils, miroir sans faille ni perturbation de la charité trinitaire. Et cette transparence lui vient de sa situation exacte, impeccable dans la mouvance de l’Esprit, invisible lui aussi, mais parce qu’il assure et maintient l’éclair et l’éclat de la communion trinitaire. Nous ne verrons le Père que si nous laissons l’Esprit nous situer nous aussi dans ce point brûlant7. Voir le Père signifie le voir comme le voit le Fils, donc se trouver vus par lui dans le Fils, comme des fils mus par l’Esprit.


1 Théodore Studite, Antirrethicus III, 3, PG 99, 420a. – Sur ce débat, voir notre étude « Le prototype et l’image », La croisée du visible, p. 119 sq., Paris, Éditions de la Différence, 19911, 148 p., PUF., 19962, « Quadrige », 20073, 20134. Voir infra M. Deubergue, «Historia et visibilité dans les images au concile de Nicée II ».

2 Basile de Césarée, Traité du Saint Esprit, XVIII, 45, Nicée II, Actio VII, Mansi XIII, 378sq. cité en Denzinger, op. cit., n. 302.

3 Sur ce point, le concile de Nicée II lui-même contient des pistes de réflexion qui mériteraient d’être reprises à neuf, comme le montre Maxime Deurbergue.

4 Traité du Saint-Esprit, XVIII, 44, P.G. 32, c.149b, & éd. B. Pruche “Sources chrétiennes” n. 17 bis, Editions du Cerf, [19471], 19682, p. 406 (tr. modifiée).

5 Baudelaire, « Correspondances » dans Les fleurs du mal, Spleen et idéal, (1861).

6 Sur le statut de la face, voir D’ailleurs la Révélation, c.IV, §11, op. cit., en particulier p. 283sq. Pour résumer, au contraire des dieux païens qui se montrent en plein jour, mais jamais en personne ni avec une face à eux, Yahvé ne dévoile jamais sa face dans notre visibilité, mais se manifeste en personne. Il est donc le seul dieu fidèle et effectivement avec nous.

7 Sur cette conclusion, voir D’ailleurs la révélation, c. V, § 18, en particulier p. 509sq.


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