Hommage à David Tracy (1939-2025)

Hommage à David Tracy ¹ (1939-2025)

Lorsque, en octobre 1994, j’arrivai pour la première fois à Hyde Park, invité par mon ami Daniel Garber comme visiting professor au département de philosophie, encore ignorant du monde de l’University of Chicago, un nom y dominait, celui de David Tracy. On en parlait souvent, certes comme l’un des plus importants théologiens américains (même moi, je le savais), mais surtout comme une autorité tutélaire, reconnue par la plupart des faculty members et des étudiants, une manière de grand sage au-dessus de la mêlée et, en un sens, hors catégorie, plus qu’une grande figure intellectuelle, presque une autorité morale. Un jour, le croisant dans un couloir, il m’apparut. Un visage serein et ouvert, qu’une barbe mesurée nimbait de sérénité (en fait souvent conquise non sans efforts, je le compris plus tard), d’une exquise urbanité (mais toujours avec une pointe d’humour irlandais). Il m’annonça tout de go que ses services d’espionnage personnel l’avaient informé que mes cours soulevaient l’enthousiasme des étudiants (en fait certains des siens). Ce fut d’ailleurs ma première expérience de son échelle d’appréciation : “intéressant” signifiait “mauvais”, “excellent”, “passable”, ce n’était qu’avec “extraordinaire” qu’on méritait “bon”, culminant parfois dans “jamais je n’avais entendu des choses aussi décisives” qui voulait dire “nous allons pouvoir en discuter sérieusement”. Le plus étonnant était qu’il n’y avait là nulle diplomatie ni flagornerie ; il le pensait vraiment, trouvant même dans les exposés les plus conventionnels, toujours quelque chose à en tirer, pourvu qu’on sache l’entendre mieux, parfois, que leur auteur. Cette sorte de charité intellectuelle, si rare dans le monde académique, attestait qu’au fond de lui le caractère sacerdotal régnait, celui du premier prêtre catholique nommé à la Divinity School. J’en avais eu la preuve lorsqu’il accepta (dès sa première traduction, en 1991) de préfacer la traduction américaine de Dieu sans l’être. Il y soulignait que, vu de l’extérieur et par des observateurs superficiels, beaucoup de choses nous séparaient : lui...

 1 David Tracy, né le 6 janvier 1939 à Yonkers (New-York) et mort le 29 avril 2025 à Chicago.