n°269 Dieu unique Mai - Aout 2020*


Parce qu’elles adorent un seul Dieu, on affirme souvent que les religions monothéistes adorent le même dieu. Or l’idée d’un Dieu unique n’est pas le plus petit dénominateur commun des religions monothéistes. Autrement dit, le monothéisme n’est pas une religion. Ce numéro montre que le concept d’unité divine émerge d’un long processus historique : la naissance du monothéisme biblique après l’Exil, l’idée d’un Dieu unique dans les religions arabiques pré-islamiques, les débats sur le monothéisme tardif dans la tradition rabbinique. Il aborde également les différentes interprétations de l’affirmation du Dieu Un dans les différentes religions se réclamant du monothéisme, notamment au sein des traditions rabbinique et coranique.

Page Titre Auteur(s)
7 Editorial Isabelle RAK
17 Un seul sauveur Rémi BRAGUE
29 La naissance du monothéisme inclusif Axel BUHLER
43 INTERPRETATIO IUDAICA − Le monothéisme juif à l’époque du second Temple Anthony GIAMBRONE
61 L’unicité divine dans la tradition rabbinique Jean-Robert ARMOGATHE
67 Les noms du Dieu unique dans les religions de l’Arabie pré-islamique Christian Julien ROBIN
87 Monothéismes biblique et coranique − Une approche intertextuelle du Coran Geneviève GOBILLOT
117 La trinité indifférente −  L’évolution moderne des traités De Deo uno et De Deo trino Alberto FRIGO
133 Unicité de Dieu et paternité divine Jean-Pierre BATUT
151 Quel avenir pour les chrétiens ? Angelo SCOLA
161 Miklos Vetö  − Un philosophe à la recherche de la véritable nouveauté Balazs MEZEI
173 Le phénomène de beauté Jean-Luc MARION

Éditorial  Isabelle Rak

Thème Dieu unique

Rémi Brague : Un seul sauveur

Dire, comme tout le monde : « Il y a un seul Dieu » ne suffit pas. Encore faut-il demander : « le seul à quoi faire ? » Le christianisme répond : le seul à sauver. Le sauveur s'incarne en le Christ, dont la Trinité éclaire l'énigme. Elle ne dilue pas l'unicité de Dieu mais permet de penser l'unité qui la fonde comme charité.

Axel Bühler : La naissance du monothéisme inclusif

Après l’exil, notamment dans le deutéro-Isaïe, s’est développé un monothéisme rigoureux, « exclusif », rejetant toutes les idoles créées de main d’homme et insistant sur l’élection d’Israël. Mais les textes sacerdotaux du Pentateuque relèvent plutôt d’un monothéisme « inclusif », intégrant d’autres traditions religieuses dans sa représentation du monde, et incluant tous les peuples dans l’histoire de la révélation divine.

Anthony Giambrone : Interpretatio iudaica Le monothéisme juif à l’époque du second Temple

L’exclusivité du culte rendu par les Juifs au Dieu unique semble avoir coexisté pacifiquement avec la religion des Perses, qui présentait certains caractères monothéistes. Par contraste, un conflit majeur a éclaté avec les Grecs lorsque ceux-ci ont voulu interdire le culte de YHWH au Temple et la Torah. Mais la polémique juive contre les idoles révèle une affinité avec certains aspects de la philosophie grecque, dont plusieurs représentants ont admiré les Juifs pour leur interdiction de toute représentation. Le monothéisme devient dans ce contexte le résultat d’un processus raisonné où la conversion du patriarche Abraham prend la forme d’une démarche philosophique.

Jean-Robert Armogathe : L’unicité divine dans la tradition rabbinique

La confession de l'unicité divine (Deutéronome 6, 4) est au fondement de la liturgie publique et de la dévotion privée du judaïsme. Objet d'une grande richesse d'interprétations dans la tradition rabbinique, elle a évolué de l'affirmation de l'unicité à la défense de l'unité.

Christian Julien Robin : Les noms du Dieu unique dans les religions de l’Arabie préislamique

L’étude des documents épigraphiques de l’Arabie pré-islamique montre l’évolution des noms donnés au Dieu unique par les peuples passés successivement au judaïsme, au christianisme et à l’islam. La représentation trinitaire du Dieu chrétien y est souvent reléguée au second plan, préfigurant le monothéisme musulman. Dans sa prédication, Mahomet, en choisissant de nommer Dieu Allah, nom d’une divinité de La Mecque païenne, tout en l’associant au qualificatif Al Rahman (le Miséricordieux) utilisé dans les religions monothéistes antérieures, tente en fin de compte une synthèse entre la continuité avec un dieu issu du polythéisme et la rupture opérée par le dieu des Juifs et des chrétiens.

Geneviève Gobillot : Monothéismes biblique et coranique − Une approche intertextuelle du Coran

La comparaison entre le Coran et des écrits de l’Antiquité chrétienne met en évidence la proximité des argumentations en faveur de l’unicité divine, en particulier parce que sa « monarchie » garantit la stabilité de l’univers et la concorde au sein des sociétés humaines. Et parce que la vérité du Dieu unique et tout-puissant n’a pas besoin de la violence pour s’affirmer, les textes chrétiens et coranique présentés dans cet article montrent en quoi le monothéisme, contrairement aux idées reçues du monde contemporain, doit se garder de toute contrainte en matière de religion.

Alberto Frigo : La trinité indifférente − L’évolution moderne des traités De Deo uno et De Deo trino

Dans un article célèbre paru en 1960 Karl Rahner constatait que le mystère de la Trinité « ne semble désormais avoir aucune influence concrète sur la vie spirituelle du chrétien ». Cette « indifférence » résulte de la décision  théologique de consacrer à la Trinité un traité isolé et autonome (De Deo trino), où la confession de la Trinité ne relève que de l’acte de foi, et qui est subordonné au traité dédié à l’unicité divine (De Deo uno) dont la démarche reste purement rationnelle et métaphysique. Il en résulte une approche quasiment « a-trinitaire » de Dieu où la relation d’amour entre les Personnes, et même leur nombre, n’ont plus aucune importance.

Jean-Pierre Batut : Unicité de Dieu et paternité divine

Le monothéisme biblique est tout à fait original dans son affirmation de la création et surtout de l’alliance. Dieu s’y comporte comme un père à l’égard de son peuple, mais seule la manifestation du Monogène dans le Nouveau Testament permettra de donner congé au langage métaphorique pour affirmer la réalité en Dieu de la patrifiliation. En communiquant à l’homme son privilège personnel, le Christ lui donne part à sa propre condition filiale : dès lors se révèlent à la fois la préexistence du créé dans le Fils et sa vocation à la liberté, don gratuit de la philanthropie de Dieu.

Signets

Cardinal Angelo Scola : Quel avenir pour les chrétiens ?

La réédition du texte italien de son autobiographie a conduit le cardinal Scola, ancien archevêque de Milan, à réfléchir sur l’avenir du christianisme.

Balázs Mezei : Miklós Vetö − Un philosophe à la recherche de la véritable nouveauté

Témoignage d’un ami et philosophe hongrois sur l’évolution de la pensée de Miklós Vetö.

Jean-Luc Marion : Le phénomène de beauté

Ce que nous éprouvons tous, chaque fois que nous visitons une exposition et même suivons la muséographie des plus grands musées d’art contemporain, se nomme la « fin de l’art ». Ce n’est pas là un jugement polémique, mais un événement que, depuis plus d’un siècle, la philosophie avait prévu et que l’esthétique récente a théorisé : n’est beau que ce qu’un concept qualifie comme tel ; mais comme le concept peut tout valider, tout peut prétendre au beau, donc la différence entre le beau et son contraire disparaît. Pourtant le beau, disait Kant, se définit en ce qu’il plaît universellement sans concept. Cela indique la vraie question : ce qui plaît, plaît à celui qui l’aime. Mais que signifie aimer le beau ? Qui juge dans ce face-à-face, le beau ou mon regard ? La philocalie, l’amour du beau fait-elle du beau une affaire d’amour ?

Éditorial

Isabelle Rak

Nous ne sommes pas athées, puisque nous considérons comme Dieu unique l'être inengendré, éternel, invisible, impassible, insaisissable et infini, conçu uniquement par l'intellect et la raison, entouré d'une lumière, d'une beauté, d'un Esprit et d'une puissance ineffables, par lequel tout, par l'intermédiaire de son Verbe, est venu à l'être, tout est ordonné et tout est soumis. Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, X, 1 (vers 176, Premiers écrits chrétiens, Pléiade 2016, p. 637)

 

Contrairement au mot « polythéisme », forgé par Philon d’Alexandrie au début de l’ère chrétienne, le terme « monothéisme » n’apparaît qu’au XVIIe siècle, sous la plume de philosophes anglais1. Par la suite, les religions concernées ne se définiront que rarement sous cette appellation. On peut s’étonner que le monde grec ancien, si féru d’antithèses (« polyarchie/monarchie », par exemple), ne se soit jamais risqué à l’inventer, pas même au sein du judaïsme hellénisé ou du christianisme. Cette curieuse absence ne témoigne‑t‑elle pas du problème majeur que présente la notion d’unicité divine au sein de cultures où la multiplicité des dieux semble aller de soi ?

La difficulté de trouver des qualificatifs communs (« monothéistes », « révélées », « du Livre », « abrahamiques ») aux religions que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam a été maintes fois soulignée par Rémi Brague2, qui montre, dans l’article d’ouverture de ce cahier, que parler des « trois monothéismes » n’a pas de sens. Les trois religions concernées n’ont pas la même vision de l’unité divine. Pour la Bible hébraïque, le Dieu unique est d’abord libérateur, le seul dieu à pouvoir assurer le salut de son peuple. L’idée qu’il n’existe qu’un seul Dieu n’allait pas de soi chez l’Israël ancien, et a dû être défendue, notamment chez Isaïe, dans un discours de combat contre les idoles, ce qui n’est plus nécessaire à l’époque du Christ. Le Dieu du Nouveau Testament, le « seul Bon » (Luc 18, 19), est un Père qui agit en son Fils Jésus‑Christ, il se révèle comme relation, non seulement ad extra, vis‑à‑vis de l’humanité, mais aussi ad intra, au sein de sa vie trinitaire, Dieu unique en trois hypostases. Pour l’islam enfin, Dieu est d’abord Celui qui est le seul détenteur du pouvoir. Cette souveraineté impossible à partager exclut tout schéma trinitaire, et ne peut comprendre la relation du Christ à son Père que comme pure extériorité. Ce bref panorama des trois religions du Livre, qui en souligne les différences profondes plutôt que leur hypothétique convergence, témoigne de l’urgence d’une authentique compréhension de la notion de monothéisme tel qu’il s’est progressivement construit à la fois de l’intérieur de chacune de ces religions, et en relation avec les représentations propres aux cultures dont elles sont issues.

Ce numéro se veut donc une découverte concrète, à l’intérieur de divers espaces culturels, de la manière dont la pensée religieuse se trouve aux prises avec l’immense difficulté de définir l’unicité de Dieu. Les réponses juive, musulmane et chrétienne montrent à quel point la confession de l’unité divine peut se déployer selon des modalités et des représentations très différentes. En d’autres termes, avant de se poser la question des concepts métaphysiques qui pourraient éclairer la notion d’un Dieu unique, il convient de s’interroger sur le processus de son élaboration au sein du monde hébraïque et islamique, où l’émergence de l’adoration d’un seul Dieu se dessine de manière très progressive dans l’environnement culturel et religieux de l’Orient ancien, et dont le caractère supposé exclusif ne se manifeste que tardivement et parfois partiellement.

Des études récentes ont en effet montré que le monothéisme d’Israël, compris en son sens le plus strict, rejetant tout autre dieu et restreignant l’exercice du culte en un lieu unique, le Temple de Jérusalem, ne s’est imposé que très progressivement, surtout à partir de l’exil à Babylone, comme en témoigne le deutéro‑Isaïe où l’on ne compte plus les invectives contre les idoles. Mais à côté de cette approche, dite « exclusive », qui semble expliquer les accusations d’intolérance portées actuellement contre toute forme de monothéisme, une démarche inclusive, présentée par Axel Bühler dans ce numéro, apparaît dans de nombreux textes bibliques élaborés dans le milieu sacerdotal. Plutôt que de se focaliser sur la polémique contre les idoles et les peuples païens, ce monothéisme inclusif, qui se manifeste dès la Genèse, présente l’histoire d’Israël et les actions de son Dieu dans un récit qui inclut d’autres croyances et d’autres nations qui n’ont pas sa conception monothéiste du monde. Les travaux de Mark Smith3 avaient déjà montré, à partir des inscriptions ougaritiques des XIVe et XIIIe siècles avant J‑C qui décrivent un panthéon familial dirigé par le dieu El et son épouse Ashéra, comment l’émergence de Yhwh, le Dieu du peuple hébreu, avait progressivement fusionné avec la figure d’El, voire de l’un de ses fils Baal, et avait même endossé quelques traits féminins d’Ashéra.

Dans certains passages bibliques, le Dieu d’Israël est présenté, non pas comme le seul Dieu, mais le Dieu qui est au‑dessus de tous les dieux (ce qui signifie qu’on admet l’existence de ces autres divinités). L’inclusivité et l’universalité du monothéisme d’Israël se manifestent également dans les noms divins (le mot Elohim, bien que désignant un seul dieu, est un pluriel), ou dans l’alliance avec Noé par laquelle tous les peuples reçoivent le droit à l’existence et se partagent pacifiquement la terre. Le monothéisme du courant sacerdotal ne rejette pas brutalement les autres schémas religieux mais les intègre. Enfin, divers personnages n’appartenant pas à Israël jouent un rôle très positif dans la Bible, à commencer par Cyrus. Si le monothéisme exclusif post‑exilique, plus proche de la représentation d’un monothéisme rigoureux, semble pratiquer un rejet violent du paganisme, une grande partie du Pentateuque relève d’une approche inclusive qui mérite d’être redécouverte.

D’un autre côté, Anthony Giambrone montre la permanence, mais aussi la limite de ce processus inclusif lors de la confrontation des pensées grecque et juive à l’époque hellénistique. Il part du phénomène, assez largement répandu, de « traductibilité » entre divinités relevant de panthéons différents, et dont l’exemple le plus connu concerne la transposition des dieux grecs dans l’univers religieux des Romains. Des phénomènes analogues se sont produits dans le Proche‑Orient ancien, notamment du côté de l’empire perse, sous une forme de « monothéisme inclusif », où Cyrus désigne le Dieu des Juifs par le même titre, le « Dieu du ciel », que celui employé pour Ahuramazda, la divinité suprême des Perses. En retour, YHWH est qualifié lui aussi de Dieu du Ciel par la communauté juive d’Égypte. Le conflit avec les Grecs, qui fut au contraire très violent, peut alors surprendre, d’autant plus qu’on observe une sorte de traductibilité entre Zeus ou Jupiter et YHWH au sein du monde païen. Bien plus, on remarque une sorte de convergence entre le monothéisme juif et la critique philosophique du polythéisme, qui parfois prenait les Juifs en exemple, notamment dans leur refus de penser le divin de manière anthropomorphique. Le conflit entre mondes juif et hellénique ne porte donc pas tant sur le rejet par les Juifs d’une certaine traductibilité théologique, accentuant l’antinomie mono/polythéisme, que sur la volonté des Grecs de transformer le culte et le mode de vie juifs, fondés sur les préceptes de la Torah, pour les modeler à l’image d’une cité grecque. Les Livres des Maccabées en témoignent. Mais le judaïsme d’avant l’ère chrétienne, loin de rejeter toute démarche sapientielle ou philosophique, s’efforcera de justifier son rejet des idoles par une démarche explicative et rationnelle, comme en témoigne l’argumentation développée dans le Livre de la Sagesse, dont la construction et le style rappellent les critiques hellénistiques du polythéisme par certains auteurs grecs. La polémique contre les idoles atteint sans doute son sommet dans l’Apocalypse d’Abraham, un écrit intertestamentaire qui montre comment Abraham en vient à rejeter les dieux que fabriquait son père à Ur par un processus de raisonnement et non par une révélation divine. Dans ce texte, cette démarche philosophique de rejet des idoles n’épargne rien car elle s’en prend in fine au culte pratiqué dans le temple de Jérusalem.

On ne saurait conclure ce panorama de l’élaboration de l’idée d’un Dieu unique dans le monde juif sans examiner, comme le fait Jean‑Robert Armogathe dans ce numéro, comment cette notion a poursuivi son évolution au sein du judaïsme rabbinique. La prière biquotidienne du Shema Israel (« Écoute, Israël : l’Éternel est notre dieu, l’Éternel est un ») est tout d’abord la proclamation de l’unicité de Dieu, en dehors duquel il n’existe pas d’autres divinités. Cette unicité est également celle du Nom divin lui‑même. Dans une perspective apologétique, la tradition homilétique des rabbins insiste sur le fait que des non‑juifs (Jéthro, Rahab, Naamân) ont professé cette unicité, qui peut ainsi être reconnue par tous les hommes. Mais l’enseignement rabbinique sera amené progressivement à mettre l’accent sur l’unité divine : Dieu est la racine de toutes choses, racine une, non divisible, et dont la négation ou la multiplicité sont assimilées à l’athéisme. Parmi les « hérétiques » accusés d’un telle division, figure en premier le manichéisme, où le Mal semble si puissant qu’il revêt les attributs de la divinité et devient le maître absolu du monde présent, le Dieu de l’Écriture étant relégué au ciel et y demeurant inactif. Mais cette polémique vise également la représentation chrétienne d’un Dieu Père, Fils et Esprit, comprise elle aussi comme division de la racine et donc comme négation de l’idée même de Dieu. C’est ainsi que la formule « Dieu Un » du Shema Israël devient l’affirmation d’un dieu, non seulement unique, mais aussi Un, excluant toute altérité interne qui détruirait, dans cette perspective, le Nom et l’idée même de Dieu.

L’apparition de l’islam dans la péninsule arabique est également l’aboutissement d’un processus qui passe par des formes diverses de « monothéisme ». L’article de Christian Robin choisit de suivre u ne telle évolution à travers les noms donnés à Dieu, du IVe au VIIe siècle, à partir des documents épigraphiques, notamment dans la région du Hijâz, au nord‑ouest de l’Arabie, ou dans le royaume dit de Himyar (actuel Yémen), qui, durant cette période, est devenu juif, puis chrétien, avant que ses habitants deviennent musulmans à l’époque de Mahomet. Dieu est désigné sous différents vocables dès la période juive : Ilan (Dieu), Rahmânân (Miséricordieux), et même Muhammad (Le Louangé), ce dernier qualificatif annonçant étrangement celui du prophète de l’islam. Le nom de « Maître des Mondes » donné à Dieu par les Juifs du Hijâz est aussi une appellation coranique. Devenus chrétiens, les habitants de Himyar reprennent le nom propre de Rahmânân pour l’attribuer à la première personne de la Trinité, ce qui est inhabituel dans la tradition chrétienne. Les rois Himyarites auront d’ailleurs tendance à réduire le Fils à son rôle de Messie humain, et à « oublier » l’Esprit Saint, ce qui préparera le terrain à la théologie coranique. De manière plus générale, les Arabes chrétiens pré‑islamiques appelaient leur Dieu al‑Ilâh, (« le dieu »), et dans la vie courante… Allâh. Quant à la prédication de Mahomet, en dehors de nombreuses circonlocutions et qualificatifs divers, elle utilise pour désigner Dieu les termes Allâh et al‑Rahmân. Le premier vocable se place en continuité avec des origines polythéistes (on a vu qu’il dérivait d’un nom commun) et des usages chrétiens, le second marque au contraire une rupture datant de l’instauration du monothéisme juif en Himyar, rejetant toute pratique religieuse antérieure à cette époque. Mahomet finira par nommer Dieu Allâh, choisissant un terme issu du polythéisme, mais en y apposant al‑Rahmân, terme spécifiquement juif et chrétien, il aura le souci de tenter une synthèse entre toutes les traditions religieuses de l’Arabie, tout en transformant radicalement l’Allâh polythéiste en un Dieu unique.

Un autre aspect du développement du monothéisme musulman est présenté par Geneviève Gobillot dans une approche intertextuelle du Coran dont certains passages consacrés à la défense du monothéisme sont mis en parallèle avec des écrits d’auteurs chrétiens du IIIe siècle, principalement Lactance. Elle met en lumière de profondes similitudes entre les arguments développés par le manuscrit coranique et les textes chrétiens : l’unicité divine peut seule garantir la cohésion et la permanence de l’univers, qui serait disloqué s’il était gouverné par plusieurs divinités nécessairement en concurrence ; le monothéisme est inné chez l’homme dont la station debout témoigne de sa vocation à regarder le ciel, séjour du Dieu unique ; le polythéisme ramène l’homme à la bête, il se réduit à une obéissance aveugle à l’autorité des ancêtres, empêchant l’homme de faire usage de son intelligence et de sa liberté ; seule la monarchie d’un seul Dieu est garante de l’unité individuelle et collective car elle permet à l’homme de ne servir qu’un seul maître, et sauvegarde la paix et la concorde des sociétés, contrairement à l’anarchie résultant de la multiplicité des sources d’autorité et qui aboutit à la violence généralisée. Dans cette perspective, même pour le Coran, le monothéisme ne serait pas la propriété exclusive d’une religion donnée mais une démarche personnelle de foi en un Dieu miséricordieux.

Enfin, et c’est la conclusion la plus surprenante de l’article, d’après le Coran, seul le monothéisme peut garantir la liberté religieuse. En effet, si la religion a besoin de la violence pour s’imposer, c’est qu’elle est fausse car elle n’a pas confiance en la toute‑puissance de Dieu. La non‑violence est un signe de la véridicité de la religion du Dieu unique. Cette affirmation s’inscrit fortement à contre‑courant de la perception actuelle du monothéisme en général et de  l’islam en particulier, dont elle semble donner ici une image irénique. Mais il convient de préciser que l’article de G. Gobillot ne traite pas de l’islam en tant que religion, mais du seul texte coranique (dans sa matérialité, signifiée par le manuscrit de référence, le mushaf), indépendamment de critères d’analyse qui lui seraient extérieurs. Il s’agit essentiellement d’un rapprochement de documents destiné à montrer que les rédacteurs du Coran se sont posé les mêmes questions que d’autres religions, et en premier lieu le christianisme antique. Ce travail met en lumière la filiation intellectuelle du Coran dont l’élaboration s’inscrit dans le contexte religieux, historique et culturel dont il est issu. Qu’une grande partie de l’islam actuel refuse cette filiation constitue une question d’importance majeure que l’auteur n’ignore pas, et qui doit être traitée à l’intérieur de cette religion, comme certains théologiens musulmans l’ont déjà tenté, parfois à leurs risques et périls.

Ce rapide parcours de certains aspects historiques de l’émergence du monothéisme dans le judaïsme ancien et dans l’islam illustre ainsi les difficultés rencontrées dans le processus d’élaboration de l’idée d’unicité divine. Il n’aborde pas directement la question du Dieu trinitaire chrétien, qui soulève un problème d’une autre nature, celui de l’unité divine, que les rabbins ont dû expliciter face à la représentation chrétienne du divin. On aurait pu proposer un panorama de l’évolution du dogme trinitaire à travers l’histoire des diverses hérésies et des Conciles qui les ont réfutées. L’approche d’Alberto Frigo est différente, et part directement de l’expérience spirituelle des fidèles, en particulier de leur (faible) intérêt pour la théologie trinitaire, eux qui se préoccupent bien davantage des questions relatives à la grâce, au salut ou à la morale. En d’autres termes, le fait que le Dieu chrétien soit Un en trois personnes leur est largement indifférent. Pourquoi l’idée d’un Dieu trinitaire est‑elle si faiblement présente à leurs yeux ? L’origine de cet état de fait remonte à la dissociation du traité sur l’unité divine (De Deo Uno) de celui sur la Trinité (de Deo Trino) dans la scolastique tardive4. Dans ce contexte, le traité De Deo Uno s’applique à démontrer l’existence de Dieu sur des bases essentiellement métaphysiques, fondées sur la raison, la Révélation n’y apportant rien de spécifique, hormis peut‑être une certitude mieux affirmée. Il développe une sorte de « théologie naturelle » qui se confond avec la philosophie. À l’inverse, le traité De Deo Trino relève d’une « théologie révélée », étudiant un Dieu qui ne peut être connu que par la foi, et qui devient subalterne vis‑à‑vis du discours sur le Dieu unique, accessible à la raison. Paradoxalement, le fait de consacrer au Dieu trinitaire un traité séparé du reste de la théologie dogmatique marginalise la notion de Trinité, notamment dans sa dimension « économique », c’est‑à‑dire dans son action ad extra. Création et rédemption ne sont dès lors plus comprises comme l’initiative commune des trois personnes de la Trinité, mais comme celle d’une « essence commune », d’un Dieu singulier qui est bien proche de celui des philosophes et des savants. En conséquence, il importe peu que l’action de Dieu dans le monde soit trinitaire, et en fin de compte, qu’il y ait trois personnes en Dieu. C’est pourquoi on peut parler d’indifférence des fidèles (et de beaucoup de théologiens entre le xviie siècle et le début du xxe siècle) vis‑à‑vis de ce mystère pourtant fondamental de la foi chrétienne. Cette dérive aboutit, soit à affirmer que le Dieu chrétien pourrait compter plus de trois personnes, comme l’a fait remarquer Kant, soit à se contenter du « monothéisme non trinitaire » d’une représentation de Dieu de plus en plus floue, qui mènera au déisme des Lumières, à l’image d’un Dieu Grand horloger qui se tient à l’écart de l’histoire des hommes et se désintéresse de leur destin, un Dieu qui prête très justement le flanc aux sarcasmes de Nietzsche qui assimile le christianisme à un « monotono‑théisme5 ».

Comment échapper à cette « indifférence trinitaire » ? En revenant au point central de la foi en un Dieu Un et Trois, à savoir la paternité divine, qui montre comment il devient possible de penser l’unicité de Dieu dans la pluralité des Personnes, suivant une élaboration qui s’est mise en place dès la naissance du christianisme. L’article de Jean‑Pierre Batut reprend dans cette perspective les fondements du monothéisme biblique et son développement au sein du christianisme. Le Dieu Un de l’Écriture sainte se manifeste d’abord comme créateur, par un acte de séparation radicale entre Dieu et le monde, réalisé par une Parole – un Verbe – qui permet de franchir l’abîme entre Dieu et ses créatures. Cette parole est efficiente, elle scelle une alliance entre Dieu et les hommes, elle s’engage dans leur histoire, elle est éducatrice et par là même libératrice. On voit donc apparaître une représentation d’un Dieu qui agit comme un père, notamment vis‑à‑vis d’Israël, son fils. Dans l’Évangile, cette paternité ad extra se révèle comme fondée dans la paternité intradivine manifestée et proclamée par Jésus‑Christ, le « Monogène », dont la relation à son Père n’est pas de l’ordre de la création mais de l’engendrement qui en Dieu fait exister un autre soi‑même. Par contraste, nous ne sommes pas engendrés mais créés. Cependant, création et engendrement sont fondés tous deux dans ce mystère de la paternité divine. C’est dans et par le Fils, à partir de la relation du Père et du Fils, que tout a été créé. L’activité créatrice est intégrée à la vie trinitaire. Plus généralement, la création et l’histoire du salut trouvent leur origine dans le « Conseil » divin des Trois personnes, réunissant ainsi les représentations théologique et économique de l’unité trinitaire. Si Dieu est père, la séparation des deux traités de Deo Uno et de Deo Trino dénoncée dans l’article précédent n’est plus possible. Enfin, l’approfondissement d’une authentique théologie de la Trinité fondée sur la paternité divine à laquelle répond l’obéissance du Fils, y compris dans sa volonté humaine, garantit que le Dieu Un des chrétiens n’est pas un totalitarisme fondé sur un Dieu sans amour, sans Église, sans dialogue avec les créatures, et enfermé dans son splendide isolement. Le monothéisme des chrétiens est celui d’un Dieu de relation, d’alliance, de dialogue, qui promeut la liberté humaine, loin du triste anonymat du déisme comme d’un Dieu solitaire et despotique.

 


1 Ralph Cudworth, The True Intellectual System of the Universe, I, IV, Londres, 1678, p. 185 ; Henry More, An Explanation of the Grand Mystery of Godliness, Flesher, Londres, 1660. ll faut noter que le  mot monothéisme n’a été admis par l’Académie que dans son Dictionnaire de 1878.

2 Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Paris, Flammarion 2008.

3 Mark S. Smith, The Origins of Biblical Monotheism : Israel’s Polytheistic Background and the Ugaritic Texts, Oxford University Press, Oxford/New York, 2001).

4 Alberto Frigo fait remarquer que cette dérive ne doit pas être imputée à saint Thomas d’Aquin, qui traite de Dieu en tant qu’un (ut Uno) et en tant que trine (ut Trino), dans une approche où arguments métaphysiques et données bibliques sont fortement intriqués.

5 Friedrich Nietzsche, L’antéchrist, traduction J-C Hémery, Paris Gallimard, 2004, § 19.

Cardinal Angelo Scola : Quel avenir pour les chrétiens ?

La réédition du texte italien de son autobiographie a conduit le cardinal Scola, ancien archevêque de Milan, à réfléchir sur l’avenir du christianisme.

Balázs Mezei : Miklós Vetö − Un philosophe à la recherche de la véritable nouveauté

Témoignage d’un ami et philosophe hongrois sur l’évolution de la pensée de Miklós Vetö.

Jean-Luc Marion : Le phénomène de beauté

Ce que nous éprouvons tous, chaque fois que nous visitons une exposition et même suivons la muséographie des plus grands musées d’art contemporain, se nomme la « fin de l’art ». Ce n’est pas là un jugement polémique, mais un événement que, depuis plus d’un siècle, la philosophie avait prévu et que l’esthétique récente a théorisé : n’est beau que ce qu’un concept qualifie comme tel ; mais comme le concept peut tout valider, tout peut prétendre au beau, donc la différence entre le beau et son contraire disparaît. Pourtant le beau, disait Kant, se définit en ce qu’il plaît universellement sans concept. Cela indique la vraie question : ce qui plaît, plaît à celui qui l’aime. Mais que signifie aimer le beau ? Qui juge dans ce face-à-face, le beau ou mon regard ? La philocalie, l’amour du beau fait-elle du beau une affaire d’amour ?


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