Une iconographie chrétienne est-elle possible

M. Christophe CARRAUD
Homme et femme il les créa - n°106 Mars - Avril 1993 - Page n° 97

... Pour expliquer ce que j'affirmais tout à l'heure, - que Delacroix seul sait faire de la religion -, je ferai remarquer à l'observateur que, si ses tableaux les plus intéressants sont presque toujours ceux de fantaisie - néanmoins la tristesse sérieuse de son talent convient parfaitement à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle, et qui, à cause de sa catholicité même, laisse une pleine liberté à l'individu et ne demande pas mieux que d'être célébrée dans le langage de chacun -, sil connaît la douleur et s'il est peintre. Baudelaire.

La peinture contemporaine a mis à mal la visibilité de l'Église. Soit que cette époque de la peinture ne traduise plus, dans « l'impossibilité du doute », comme eût dit Baudelaire, un enseignement dans des formes claires et sûres, et qu'elle ait donc désiré échapper par le présent à la tradition. Soit qu'elle dédaigne, ou qu'elle craigne, d'entretenir un rapport trop étroit avec l'idée du salut aux prises avec les corps. Soit qu'elle se sente, plus qu'auparavant, indigne d'une tâche si haute, ou simplement n'en perçoive pas, dans une indifférence nouvelle mais sans souveraineté et sans bonheur, la déroutante nécessité. Soit encore qu'elle veuille s'en remettre aux puissances de l'épars et de l'égarement, c'est-à-dire au monde vaste, morcelé, incomposable, et à ce qu'elle ne perçoit plus, donc ne montre plus, que comme tel. Soit enfin que l'actualité historique de l'Église ne lui fournisse plus un aliment capable de nourrir son exigence de visibilité.

Ce que l'on peut formuler autrement, avec le malaise que ne manquent pas d'engendrer la réversibilité d'une telle proposition et les différentes combinaisons qu'elle admet : l'Église n'accède plus à la visibilité de la peinture. Mais il se peut qu'elle y accède autrement : et c'est sur la nature et la validité d'un tel mode d'accès qu'il faut alors s'interroger : si ce mode nouveau existe, son existence ressemble-t-elle à la nôtre, contingente, historique, limitée (bien que l'on puisse la dire promise à l'éternelle et inaltérable ressemblance), et en ce cas n'est-elle qu'une des expressions de notre condition, toujours capable du salut, comme l'instrument dans la diversité de l'orchestre l'est de la dernière et mélodieuse cadence qu'il donne à entendre ? Ou bien ce mode possède-t-il quelque caractère formel si décisif qu'il échappe à une définition trop étroite de l'historicité, et devienne dès à présent nécessaire à toute figuration et à toute visibilité des êtres et des choses, prouvant en cela l'irréductibilité et la permanence de la peinture ? Ou encore, qu'est-ce qu'une iconographie aux formes à jamais mouvantes ? Et ces formes, que nous disent-elles, si elles ne sont par elles-mêmes le corps dernier? Ne peuvent-elles prétendre à un autre statut que celui d'utilités, comme on dit en jargon de théâtre, et n'ont-elles pas droit à plus de reconnaissance que ces figurants fatigués qu'on stipendie misérablement, et qui malgré tout sourient sous l'obole comme une madone sous l'encens ? - Encore faut-il, précisément, les reconnaître. [...]

 

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