La tentation communautaire

M. Claude BRUAIRE
Les communautés dans l'Eglise - n°10 Mars - Avril 1977 - Page n° 2

éditorial

Les « communautés » n'offrent une chance de renouveau que si elles conduisent toujours à l'Eglise du Christ, une, universelle, — catholique en un mot. Sinon, elles se perver­tissent, tout en pervertissant l'Eglise.

Tout l'article est joint.

 

NOS sociétés mettent l'esprit hors la loi et disséminent les individus. Ceux-ci ne s'unissent en leurs catégories sociales que pour défendre leur consommation. L'irreligion s'étend. Le Dieu univer­sel dont le christianisme a proclamé la venue et la présence continuée semble oublié, et avec Lui le don sans réserve, offert à tous, de commu­nier à son être, et par là les uns aux autres, en son Eglise. Pourtant, l'inquiétude qui subsiste attise le besoin de proximité, de communication affective de vie unitive. C'est alors qu'on recherche, en marge et à l'om­bre du monde désenchanté, où chacun est l'étranger pour chacun, une insertion communautaire rassurante.               -

 

Des habiles savent ici récupérer et asservir. Ils savent que la requête du divin, enfermée au secret de l'âme, peut être avivée et servir d'appât. Ils savent que leur entreprise ne réussira que si la proximité groupuscu­laire trouve une expression honorable dans les mots de la communion religieuse. Ils ont compris que la soif d'absolu, vive chez les jeunes, 'est exigence de rénovation, de conversion. Il leur est donc facile de capter cette énergie au profit d'opérations politiques qui ont leur seule chance dans le fanatisme.

 

Mais les mystificateurs ne nous importent ici que parce qu'ils se lais­sent confondre avec les chrétiens qui connaissent la tentation commu­nautariste. Chrétiens en peine d'une vie dans l'Eglise quand celle-ci est déchirée, dévitalisée, entraînée dans la récession et durement affrontée (p.2) à l'athéisme massif. La marginalité groupusculaire semble le dernier lieu de chaleur humaine. Et le phénomène est neuf par son étendue, chaque chrétien étant aujourd'hui habité, peu ou prou, par la même tentation. Donner la leçon est donc vite se condamner soi-même. Mieux vaut l'ana­lyse lucide, tentée dans toutes les pages de ce numéro de Communio, analyse que commande toujours une foi partagée.

 

Les églises sont froides, les paroisses souvent inanimées. Transposée dans nos cités où la dispersion fait loi, la « structure paroissiale » paraît inadaptée. Il faudrait donc réanimer, régénérer, réorganiser, dans les lieux que construit la modernité. Les articles qui suivent tentent de le dire, de l'exposer, de le proposer. Mais au lieu de rénover, on est souvent incliné à tout renvoyer à l'archaïsme, au révolu, pour prendre le « grand large ». Eglises et paroisses ont fait leur temps, nous dit-on, le clergé et ses mimes de hiérarchies séculières aussi. Il faut prendre distance pour inventer. Il faut créer... des communautés. Celles-ci, « à taille humaine », seront des foyers de renouveau, dans le souffle chaud de l'esprit. Sans doute faut-il préserver le souvenir de l'unité. Et ceux qui sont experts en organisation souterraine vont s'employer à confédérer les groupuscules hétérogènes. Mais la règle convenue est de laisser toute la souplesse nécessaire à la « spontanéité » communautaire. Alors selon les affinités, les milieux, les catégories sociales, se constituent dans l'enthousiasme « prophétique » et l'entraînement « charismatique » des réseaux commu­nautaires où l'on tente de briser les fers de l'ennui. L'Eglise elle-même n'avait-elle pas suscité cette métamorphose en instituant des mouvements d'action catholique spécialisés ? Il suffit alors d'oublier leur fonction d'apostolat, pour les transformer en communautés où la créativité spiri­tuelle l'emporte décidément sur le poids des traditions.

 

 

 DANS cette situation, il faut sans doute poser les questions les plus simples, celles que la foi suscite toujours en nos pensées. Qu'est-ce que l'Eglise chrétienne ? Quelle logique, par volonté divine, lie le Dieu incarné, révélé en Son épiphanie, à la constitution d'une Eglise ? Comment cette logique s'applique-t-elle aujourd'hui ?

 

L'Eglise, croyons-nous, est nécessaire par volonté de Dieu, dès lors qu'il a voulu venir en chair et en os dans notre histoire. Et pour aucune autre raison. Si c'est bien Dieu, en vérité, vérité offerte à tous, qui est manifeste en Jésus-Christ, il est nécessaire que cette Bonne Nouvelle passe, à partir du moment et du lieu de l'Incarnation, à tous les temps et à tous les lieux, jusqu'aux extrémités de la terre. C'est la logique du don de Dieu. C'est aussi la certitude de Paul : « Malheur à moi, si je n'an­nonce pas l'Evangile ». C'est, identiquement, l'unité de la maison du Sei­gneur, dans le temps et l'espace, édifiée dans la succession de Pierre, premier serviteur de l'œuvre divine.

(p.3)                                                                                                                                                                                                                                                         3)

Ainsi, le propre de l'Eglise, où les chrétiens communient à Dieu, du Christ à la fin des temps, de la Judée à toute la terre, ce n'est pas d'être « à taille humaine ». C'est d'être en forme de Dieu, du Dieu de I'Evangile, exposé au grand jour du monde. Eglise unie, par le Dieu unique qui s'y révèle, Eglise réelle, en pleine chair et pâte sociale, comme le fut l'Incar­nation. Et il n'y a point sens à l'unité, dans l'histoire et la géographie mondiales, si elle n'est point faite de la même confession de foi, en toute langue, en toute situation culturelle, « à temps et à contre-temps ». Pas davantage il n'y a de sens à la réalité de l'Eglise, si elle n'est pas l'orga­nisation de ses fidèles, ouverte à tous, liant en son corps les hommes de tous temps et de tous lieux, sans acception de milieu, de profession, d'âge, de couleur, d'opinion. Alors les liens d'Eglise, signes de la commu­nion universelle, en croisement toujours difficile avec les liens politiques et sociaux, se tissent d'un bout à l'autre du monde, et non en marge et en dessous dans le discontinu groupusculaire. — Le catholicisme n'est ainsi que parti-pris du Dieu incarné.

 

IL faut ici nous prémunir de deux confusions. Il le faut, au moins, en l'honneur de la clarté du message de Dieu. Première confusion : entre le prochain selon la loi du Christ, sur le modèle du bon Sama­ritain qui se rend proche dans la charité du partage, et la proximité des goûts, des sentiments, des appartenances ou des fonctions sociales. C'est pourquoi, si la communion dans l'Eglise suscite des rencontres et donne lieu à des formes de vie communautaire, celle-ci est d'une nature singulière, forgée par la reconnaissance mutuelle d'une même adoption par le Dieu universel — d'une nature toute autre que celle des commu­nautés dont la ferveur suspecte s'exhale en contagion affective de groupes trop humains.              

 

La seconde confusion est plus redoutable. Elle nivelle et substitue, l'un à l'autre, les sens de « institution ». Ce mot dit le commencement des organisations sociales, puis les structures résistantes qui en subsis­tent. Mais le chrétien connaît le sens divin du même mot, celui de Com­mencement absolu, de l'Origine paternelle, celui qui est donné quand le Fils institue l'Eglise, au nom et par la puissance du Père : « Tout pou­voir m'ayant été donné au ciel et sur la terre... ». Institution indissociable du don de l'Esprit, en sa fonction trinitaire, par sa force d'unification dans la même adoption. Que ce sens divin s'affaisse, se réduise à nos œuvres d'institution, et nous voilà entraînés dans la substitution des com­munautés à l'Eglise de Dieu.

Sans doute cette confusion est-elle sollicitée par le poids du passé comme par les difficultés de notre temps. Sans doute a-t-on pétrifié des situations contingentes, substituables, et fait passer pour l'invention divine nos habitudes et nos coutumes. Comme si le don de Dieu pouvait (p.4) être épuisé par quelques façons de le dire ou de le vivre. Mais qui ne voit le même oubli du don de Dieu dans les tentatives de dissolution et de désagrégation de l'Eglise, où l'on veut innover dans la chaleur commu­nautaire comme si rien n'avait été décidé par le Christ ? Rien, pas même le sacrement de la vie communiante des saints dans le corps ressuscité du Christ.

 

Ainsi, croyons-nous, le mystère de l'Eglise, celui de l'infinité inépuisa­ble de son Dieu exposé à tous, révélé au monde entier, à tous les temps de notre histoire, ne saurait être captif de nos communautés éphémères, dispersées comme les individus, agitées à tout vent idéologique comme les grains d'une mer de sable.


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