L’apologétique avait pour objet de défendre la foi chrétienne en assurant sa crédibilité, c’est-à-dire en instaurant ses préalables philosophiques. Tombée en désuétude depuis le milieu du XXe siècle, ne faut-il pas la réhabiliter pour faire face à la crise présente ? Oui et non. Non, car, comme l’œuvre de Hans Urs von Balthasar le montre puissamment, le fait de l’Incarnation se suffit : Dieu n’est connu que par Dieu. Oui, si la rationalité apologétique obéit au modèle de l’apologie des premiers Pères : que la foi dans le Dieu de Jésus-Christ fasse des chrétiens les athées des dieux du paganisme contemporain et de ses raisons insuffisantes.
Éditorial: Serge Landes : Prendre la parole
L’apologétique ou l’apologie ?
Jean-Luc Marion : Apologétique et apologie
Partant de l’injonction que fait saint Pierre d’être toujours prêts à l’apologie devant qui nous demande raison de notre espérance, l’article souligne d’abord négativement ce qu’il ne faut pas faire, éclairant ainsi l’ambiguïté de ce que nous nommons apologétique, pour recommander ensuite ce que les Pères apologistes du IIe siècle appelaient apologie et surtout, dans des lettres ad intra ou dans des suppliques ad extra, pratiquaient avec une grande rigueur théologale : la confession de foi en la résurrection du Christ qui fonde notre espérance.
Vincent Carraud : L’apologétique inactuelle, l’apologétique actuel
Trois hypothèses sont avancées : 1/ l’apologétique n’est pas une partie, mais une période de la théologie ; 2/ dans son essence, l’apologétique contredit la logique de la foi ; 3/ il est en revanche pertinent de promouvoir un apologétique : celui qui, sur le modèle de l’apologétique du IIe siècle, saura à la fois rendre compte du paradoxe de la politeia chrétienne et travailler à penser rationnellement l’impossibilité de la Révélation.
Rino Fisichella : La place de l’apologétique dans la nouvelle évangélisation
Si la théologie dogmatique s’adresse au croyant qui cherche à comprendre le contenu de sa foi, la théologie fondamentale (qu’on préférera à l’appellation « défensive » d’apologétique) s’adresse à tous : au croyant elle donne des raisons de croire, à l’incroyant elle expose la Révélation comme quelque chose de radicalement nouveau, capable d’apporter une réponse à la question du sens qui habite le coeur de tout homme. Les quelques pistes indiquées dans l’article montrent son importance, à la fois culturelle et existentielle, dans la tâche de la nouvelle évangélisation.
Discerner
En prenant conscience de l’immensité spatiale et temporelle de l’univers, la science moderne rend beaucoup plus diffi cile qu’autrefois la croyance en un Dieu créateur d’une création devenue littéralement irreprésentable et soumise à une évolution peut-être aléatoire. Reste qu’il n’y a de création et d’évolution – de monde qui existe – que pour une intelligence qui les pense, mais ne peut que les penser. Reconnaître le Logos au principe du monde et avec lui la nature divine de l’homme Jésus en qui tout est récapitulé, c’est se donner les moyens d’articuler ce qui sans la foi resterait incompréhensible : le cosmos et la pensée humaine. Ainsi est-il sans doute aujourd’hui moins difficile – car moins insensé – de croire en Dieu et en son Fils que de croire en Dieu seul.
Vincent Holzer : Une contre-apologétique – Du jugement de crédibilité rationnelle suffisante à l’« évidence objective » de la Révélation
Pour Balthasar, le don de Dieu ne requiert pour se dire aucun fondement logico-philosophique préalable. C’est pourquoi la défi nition balthasarienne de l’apologétique se présente en réalité comme une contre-apologétique christologique, qui repose sur le fait de l’Incarnation et sur la seule puissance testimoniale de la foi. Ainsi l’acte de foi est-il déterminé non par une précompréhension, mais par un « accompagnement », c’est-à-dire par l’expérience d’une relation unique entre l’homme et Dieu dans le Christ.
Jean-Pierre Batut : Prépolitique et apologétique - Réflexions à partir du dialogue entre Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger
Lors du débat Habermas-Ratzinger portant sur les « fondements moraux prépolitiques d’un État démocratique », la réponse du futur Benoît XVI au philosophe Habermas (complétée par le discours au Bundestag) contient l’ébauche d’une apologétique, en posant la question : « De quelle nature doit être le droit pour être le véhicule de la justice ? »
Témoigner
Marie-Françoise Baslez : Faut-il se défendre ? Comment se défendre ? – Discours en situation des martyrs des premiers siècles
L’article, étayé par de nombreuses références à l’histoire des persécutions, s’attarde sur les citations de défense et de non-défense des premiers martyrs. Peu à peu se dégage ce qui semble être l’apologie des martyrs des premiers siècles, plus attachés à témoigner du Christ qui a supporté la Passion et la mort sans se plaindre plutôt qu’à bâtir une argumentation de défense, prêts au geste symbolique plutôt qu’à la parole.
Émilie Tardivel : Le paradoxe du citoyen chrétien – L’Apologie de Justin
Selon l’À Diognète et l’Apologie de Justin, le paradoxe du citoyen chrétien se formule ainsi : moins le citoyen vit selon la cité, plus il lui est utile. Ce sont donc les chrétiens qui sont les citoyens les plus utiles à la cité, eux qui vivent dans la cité comme des étrangers domiciliés, soucieux d’accomplir mieux que quiconque la loi, jusqu’à devenir eux-mêmes cette loi. Quoi qu’en dira Celse, les chrétiens incarnent l’idéal gréco-romain de la vertu civique, puisqu’ils s’efforcent de suivre le premier précepte de la loi naturelle, « vivre selon la raison, fuir le mal », et donc de se tenir lieu à eux-mêmes de loi. Ainsi, dit Justin à l’Empereur philosophe qui les condamne sans raison, les chrétiens sont les philosophes par excellence.
Nicolas Richard : Une apologétique qui marche – Le cas de la Bohême au moment de la reconquête catholique du XVIIe siècle
Comment expliquer le basculement religieux de la Bohême au XVIIe siècle où la population redevint entièrement catholique vers 1700, alors que 10 % seulement l’était au début du siècle ? Serait-ce l’effet de l’apologétique dont le nom même était alors ignoré ? La clé de cette réussite est peut-être dans la faiblesse de cette apologétique : le clergé s’interroge moins sur la façon de présenter le message que sur sa propre fidélité au dogme catholique.
Argumenter
Corinne Marion : Auguste Nicolas, un laïc apologiste au XIXe siècle
Apologiste d’aventure et de fortune, Auguste Nicolas connut un immense succès avec ses Études philosophiques sur le christianisme. On a ici l’exemple d’une apologie célèbre et oubliée qui relève moins de la controverse que d’une présentation raisonnée de la foi chrétienne, qui a su répondre à l’inquiétude religieuse d’une époque, d’une manière positive. On envisage ici les raisons du succès et les limites de l’entreprise.
Dans Warranted Christian Belief (2000), Alvin Plantinga, philosophe américain calviniste, soutient qu’il n’est pas exclu que les croyances religieuses – et les croyances chrétiennes en particulier – soient recevables et suffi samment garanties tout en étant formées de façon basique, sans l’appui d’aucun argument ni d’aucune inférence. L’établissement de cette thèse se fait sur la base d’une adhésion fondamentale aux exigences de l’apologétique défensive, définie comme la tentative de démontrer par la raison l’échec des objections présentées contre la foi, en acceptant de mesurer les croyances religieuses aux standards de rationalité de la meilleure philosophie, et en particulier ici à des critères épistémologiques d’acceptabilité des croyances qui ont la prétention d’être valides indépendamment de toute adhésion à la foi chrétienne ou de tout engagement religieux en général.
Réprésenter
Xavier Bisaro: Défendre le chant, défendre l’Église – L’apologétique jésuite et la question musicale en France (fin XVIe – début XVIIe siècle)
Si on ne peut dire que la musique constitua un argument déterminant dans les controverses apologétiques qui suivirent la publication de l’Édit de Nantes, néanmoins les textes fondateurs d e l’opposition entre catholiques et calvinistes abordèrent le sujet du recours au chant dans le cadre du culte divin ou à des fins pastorales. Des jésuites tels que Pierre Coton (Institution catholique, 1610) et Michel Coyssard (Traicté du profi t que toute personne tire de chanter en la doctrine chrestienne, 1608) développèrent des argumentations contrastées. La comparaison des deux versants d’un même massif argumentaire permet de préciser le potentiel de la musique en tant qu’élément de l’outillage intellectuel de l’apologétique, mais aussi de cerner les difficultés inhérentes à son maniement hier comme aujourd’hui.
Isabelle Saint-Martin : Art et apologétique en débats – Expériences des XIXe et XXe siècles
Les peintres font autant pour la religion par leurs tableaux que les orateurs par leur éloquence ». Ces mots de Basile de Césarée encore souvent cités au XIXe et au début du XXe siècle peuvent paraître peu compatibles avec la liberté de la création et le statut de l’artiste dans le monde contemporain. Évoquer quelques expériences d’apologétique par l’art au cours des deux derniers siècles permet de préciser les divers modes d’interprétation d’une telle mission ainsi que ses enjeux et limites.
Pascal Wintzer : Lecture chrétienne des mots et des images de notre temps
Le propos rapporte ce qui est regardé, écouté, lu, et cherché à être compris au regard de la foi chrétienne. Si l’attitude se veut de respect, celui-ci sera double, le respect de l’observateur et le respect des auteurs et des artistes pour les sujets qui les inspirent et pour ceux à qui ils offrent leurs oeuvres et leurs travaux. L’apologétique sera ici moins un raisonnement ou une argumentation qu’une attitude, un mode de relation, un engagement existentiel : le respect partagé.
Prendre la parole
Serge Landes
« Soyez toujours prêts à l’apologie envers quiconque vous demande la raison de l’espérance qui est en vous, mais avec douceur et crainte. » Première Lettre de Pierre 3,15
« On n’entre dans la vérité que par la charité. » Saint Augustin, Contra Faustum, 32,18 ; Pascal, De l’art de persuader
L’apologétique avait pour objet de défendre la foi chrétienne en assurant sa crédibilité ; pour ce faire, elle en démontrait les fondements rationnels. Sous le nom de théologie fondamentale, pendant un règne d’un siècle et demi (1800 -1950 environ), elle s’est efforcée de ralentir son déclin, puis de dissimuler son caractère désuet.
Comme chacun sait, le monde présent, en ce début de XXIe siècle, est en crise, et le christianisme est aux prises avec cette crise du monde. Le moment n’est-il donc pas venu de renouer avec les vertus de l’apologétique au temps de sa splendeur, quand elle affrontait sans complexe l’athéisme et montrait à quel point la Révélation pouvait se dire circonscrite aux limites de la raison ? Le moment n’est-il pas venu, en ce qui semble parfois un monde hivernal, d’habiller la foi du manteau de l’apologétique ? Un manteau qui ressemblerait à la tunique de François d’Assise, pieusement conservée et parvenue jusqu’à nous : rapiécée, qui ne peut être portée telle quelle : il faut dépoussiérer, reprendre, redessiner, repenser. Manteau qui n’est plus peut-être celui du philosophe, mais celui du prophète, ou de qui annonce la bonne nouvelle ? La théologie de ces dernières décennies n’a-t-elle pas trop vite laissé son manteau à qui voulait prendre sa tunique ? N’est-il pas urgent de tenter une apologétique à nouveaux frais ? [...]
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