Editorial: Quel bonheur pour ceux qui pleurent?

Monsieur Patrick PIGUET
La sagesse des larmes - n°277 Septembre - Octobre 2021 - Page n° 11

Quel bonheur pour ceux qui pleurent?

Patrick Piguet

Notre rapport aux larmes est complexe, pour ne pas dire ambivalent. Si on regarde parfois avec condescendance les larmes que font verser un Racine ou un Rousseau à leurs personnages et si l’on n’épouse pas aisément le point de vue de ceux qui reprochent à Meursault, dans L’Étranger, de ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère, il est aujourd’hui fréquent que des hommes politiques, de Macron à Obama, croient bon d’afficher leurs larmes : présidents, ou ministres sabreurs de budgets, ils n’en sont pas moins des hommes. Pleurer met fin à tout débat. Dans une autre perspective, un assureur suisse, Helsana, mène actuellement campagne pour faire des larmes le moyen d’une bonne hygiène mentale : le visage d’une femme ou d’un homme en pleurs s’affiche dans les rues avec le slogan suivant : « Pleurer fait du bien. Les larmes réduisent l’hormone du stress ». Avec un peu d’entrainement et de régularité, on finirait par trouver du bon aux malheurs du monde si en pleurer contribue à l’amélioration de son équilibre personnel.

Pourtant, qui n’a jamais éprouvé une grande gêne à verser des larmes devant autrui ou à voir couler celles des autres ? Qu’elles soient de joie ou de tristesse, nous devons alors abandonner une maîtrise (ou l’image d’une maîtrise...) qui nous est chère. Faire figure devant le malheur, aider ou consoler celui qui s’en trouve atteint exigerait que nous résistions aux larmes : signes de faiblesse ou d’abandon, elles défigurent un visage, brouillent la vue, rendent la parole difficile. Nous pouvons donc entendre la parole de l’Évangile « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés » comme une provocation. Provocation salutaire, comme voudrait le montrer ce cahier.

C’est en effet comme signe de contradiction que Benoit XVI, dans son Jésus de Nazareth1  interprète cette deuxième béatitude formulée par saint Matthieu (Mattieu, 5, 4)2. Car pleurer, c’est aussi résister à la tentation de se protéger devant les ravages du mal ou du malheur, renoncer au confort de l’impassibilité et attester que le mal est un mal et qu’il nous atteint au plus profond. Comme l’écrit le pape émérite, aux yeux de Jésus, « la tristesse est accusatrice, elle s’oppose à l’engourdissement des consciences ». Car, précise-t-il : « Celui qui n’endurcit pas son cœur devant la souffrance, devant la détresse de l’autre, celui qui, au lieu d’ouvrir son âme au mal, souffre de son pouvoir, donnant par là-même raison à la vérité et à Dieu, celui-là ouvre les fenêtres du monde et fait entrer la lumière. À ceux qui pleurent ainsi, la grande consolation est promise ».

Si le Christ peut indiquer cette voie paradoxale du bonheur, c’est qu’il s’y est lui-même engagé. Les Béatitudes, rappelle Benoît XVI, sont comme « une biographie intérieure de Jésus, un portrait de sa personne3 ». En effet, le Christ, ayant pris part à la condition humaine, ne peut que faire l’épreuve de ses limites : l’Évangile le montre pleurant sur le péché du monde aussi bien que sur la mort d’un ami comme Lazare. Mais comme le montre Hans Ulrich Weidmann, il ne s’agit pas de s’appuyer sur cet épisode pour opérer une dichotomie entre l’humanité du Christ et sa divinité ni d’affirmer que ses pleurs relèveraient de sa simple humanité par opposition à son pouvoir de ressusciter son ami qui lui-seul révélerait sa divinité. Ce consentement aux larmes est lui aussi divin et il ne prend son ultime signification que sur la croix où le Christ convertit les pleurs de l’humanité en espérance. C’est au pied de la croix que les pleurs trouvent leur source et leur consolation. Voilà pourquoi le Nouveau Testament ne craint pas de faire entendre les larmes des hommes. À rebours d’un idéal platonicien ou stoïcien privilégiant une vision héroïque de la maîtrise, l’Évangile comme les Actes des apôtres ou certaines épitres n’hésitent pas à évoquer les pleurs de femmes ou d’hommes dans toute la complexité de leurs significations, morale, spirituelle ou psychologique, des plus rituels aux plus spontanés. Les gémissements de l’humanité expriment le besoin et l’attente de Celui qui les partage pour y mettre fin.

Mais si les pleurs du Christ se mêlent à ceux de l’humanité, peut-on penser que les pleurs auraient pour l’homme une valeur autre que la simple reconnaissance de sa finitude ? En quoi ce que la tradition spirituelle a nommé le don des larmes est-il un don si précieux ? La lecture des Psaumes nous fait déjà comprendre la valeur des pleurs dans les situations les plus dramatiques : l’épreuve du manque, de l’incompréhension et de l’injustice débouche, grâce aux larmes, sur un dialogue avec Dieu4. D’autre part, une réponse réside aussi dans ce que Tibor Görföl appelle l’ascèse des larmes : les pères du désert l’ont, semble t-il, abondamment pratiquée. Sans être dupes de leur ambiguïté, ils montrent que les larmes sont aussi bien l’expression du regret profond du péché, de la peur de l’enfer que celle du désir ou du pressentiment de la gloire de Dieu. Les larmes auraient alors une portée sotériologique. Après Origène qui évoquait « un baptême de larmes et de repentir », un Grégoire de Nazianze distingue un « baptême des larmes ». En quelque sorte, la nature liquide des larmes est suffisamment prise en considération pour les rapprocher de l’eau du baptême. Les pleurs sont ainsi l’occasion d’être à nouveau plongé dans la mort et la résurrection du Christ : au repentir, à la tristesse éprouvée devant le mal ou la mort se mêle la grâce de la vie surnaturelle qui rend alors sensibles les arrhes de la Résurrection. Ce passage salvifique par les larmes est décisif dans la conversion de saint Augustin telle qu’il en fait le récit dans ses Confessions et son commentaire du repentir de saint Pierre, comme le montre Martine Dulaey, met l’accent sur la nature baptismale des larmes qui font renaître à une vie nouvelle. On comprend alors que « la fortune des larmes aille crescendo de l’époque patristique à la fin du Moyen Age », selon la formule de Piroska Nagy . Même si leur manifestation dans l’ère médiévale montre une indéniable évolution d’une culture des affects, c’est bien la quête d’un salut qui fait emprunter à la piété le chemin des larmes. Signes de pénitence, elles acquièrent également la valeur d’un authentique contact avec le divin. Des écrits spirituels invitent même à se représenter le Christ, pour venir, comme Marie-Madeleine, lui baigner les pieds de nos larmes !

On pourrait penser que cette dévotion a fait son temps et que notre difficulté à pleurer sur nos péchés montre la difficulté de la conversion. Cependant, on peut en retrouver la résurgence à notre époque d’une spiritualité des larmes. En effet, quand on demande au poète contemporain Jean-Pierre Lemaire s’il pense que les larmes ont un sens baptismal, il répond que d’un abîme de larmes « nous remontons en quelque sorte lavés [...] plus vivants, comme sous le regard d’un Dieu qui nous aime ». « Elles rouvrent, ajoute-t-il plus loin, au fond de la souffrance une source qui la fait communiquer avec quelque chose de plus profond qu’elle [...], à une vie qu’on pourrait peut-être qualifier de commune ou d’universelle et que les larmes peuvent comme remettre en mouvement ». S’il est un bonheur des larmes, peut-il, en effet consister en autre chose qu’en une communion avec le Christ et, par lui, à la souffrance du monde ?

 Enfin, si l’on considère la fortune des larmes au cinéma (celles du spectateur coulent peut-être plus facilement dans l’obscurité des salles), on peut penser que ce type d’expression, pour être aujourd’hui souvent réservé à la sphère de l’intime, n’en reste pas moins montré comme le signe d’une authentique souffrance qui appelle notre compassion5. Que l’on songe au parti qu’en tirent deux immenses cinéastes dans leur interprétation spirituelle du personnage de Jeanne d’Arc (Dreyer dans Passion de Jeanne d’Arc et Bresson dans Le Procès de Jeanne d’Arc) et l’on comprendra que la matérialité des larmes est partie intégrante de leur signification : leur jaillissement dans les yeux écarquillés de la sainte jouée par Renée Falconetti dit chez le premier une étroite union mystique avec le Christ sur la Croix, alors que la retenue de Florence Carrez dans les pleurs chez le second exprime une confiance sereine et surnaturelle au cœur de la tristesse elle-même. À défaut de pouvoir dresser un panorama de l’usage des larmes au cinéma, nous nous contenterons de prendre l’exemple du premier récit du Décalogue de Kieślowski. Ce film atteste d’une permanence de la tradition spirituelle qui fait des larmes un moyen de communion et le chemin baptismal vers une vie nouvelle.


1 Jésus de Nazareth, Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, Paris, Champs essais, 2011, pp. 108-110. Les citations de ce paragraphe sont extraites de ces pages.

2 On la retrouve avec une autre formulation en Luc, 6, 21 : « Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez » (Traduction officielle liturgique)

3 Op. cit., p. 95.

4 Györgyi SZATMÁRI : Les pleurs et les larmes dans les psaumes, p.26.

5 Un petit ouvrage intitulé Le Plaisir des Larmes publié par L’ACOR en 1997 tente une défense intéressante des larmes au cinéma.


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