Editorial : le droit à faire son devoir

Editorial: Emilie Tardivel  le droit à faire son devoir

La liberté religieuse est un droit universel de la personne. L’Église le reconnaît pour avoir signé en 1948 la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée à l’Assemblée générale des Nations Unies, qui affirme en son article 18 que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion », et avoir explicité en 1965 les fondements doctrinaux de cet acte juridique international dans Dignitatis humanae, la déclaration sur la liberté religieuse du concile Vatican II. Mais cette reconnaissance ne s’est pas faite sans mal. Pendant près d’un siècle à compter de la Révolution française, du Bref Quod aliquantum du pape Pie VI en 1791 au Syllabus errorum du pape Pie IX en 1864, la liberté religieuse a au contraire été considérée comme un « droit monstrueux », une « erreur » que l’Église devait combattre. Il a fallu attendre à la fois l’attitude pragmatique et le renouveau théologique du pape Léon XIII, pour que s’amorce un tournant qui, sous l’effet conjugué des événements politiques (avec les totalitarismes et les deux Guerres mondiales) et des développements magistériels sur les droits de l’homme (du pape Pie XI au pape Jean XXIII), aboutisse à une reconnaissance ecclésiale du droit de toute personne à la liberté religieuse.

            L’histoire du rapport de l’Église aux droits de l’homme, et en particulier à la liberté religieuse, étant aujourd’hui bien documentée, on pourrait se demander pourquoi la rédaction francophone de Communio, qui a déjà publié quelques articles sur la question 1 , a choisi d’y consacrer son thème. La première raison est qu’il est toujours bon de rappeler l’histoire pour éviter à la fois de rétro-projeter le présent sur le passé, comme si l’Église avait invariablement reconnu le droit de toute personne à la liberté religieuse, et de mésentendre les débats qui ont encore lieu aujourd’hui sur Dignitatis humanae : s’agit-il d’un approfondissement doctrinal ? s’agit-il au contraire d’une innovation ? voire d’une contradiction avec la doctrine passée ? Cette interrogation traverse les trois premiers textes du thème qui, malgré des divergences, s’accordent à montrer qu’il n’y a, dans la position conciliaire, aucune contradiction avec la doctrine passée condamnant l’indifférentisme de la conception libérale du droit à la liberté religieuse. La liberté de se porter vers la religion de son choix est, dans Dignitatis humanae, subordonnée à l’obligation de rechercher la vraie religion. La liberté religieuse est un droit, mais un droit à faire son devoir, un droit à connaître, aimer et honorer Dieu.

            C’est pourquoi la reconnaissance du droit libéral à la liberté religieuse ne vaut pas reddition de l’Église à l’anthropologie qui le fonde. Le père François Daguet o.p. conclut en effet de ses analyses que l’enjeu anthropologique de ce droit réside pour l’Église dans « la reconnaissance effective de la dimension religieuse comme constitutive des personnes et des communautés humaines 2 ». On retrouve cette même idée dans l’article de Nicholas Healy, rédacteur de l’édition nord-américaine de Communio, qui revient sur Dignitatis humanae à l’aune de ses documents préparatoires et sur le texte de 2019 de la Commission théologique internationale, intitulé La liberté religieuse pour le bien de tous : approches théologiques et défis contemporains. Tout en prétendant à la neutralité, l’État libéral accorde la liberté à des religions qu’elle tend fondamentalement à considérer comme des options extrinsèques aux personnes et comme des options privées, sans dimension essentiellement communautaire. Contre cette anthropologie libérale, Nicholas Healy défend, dans le sillage des documents du Saint-Siège qu’il commente, que la religion n’est pas un bien privé, mais un bien commun, voire qu’elle constitue « le » bien commun de l’Église et des États libéraux 3.

            Cette position magistérielle paradoxale, consistant à reconnaître le droit libéral à la liberté religieuse sans en admettre les fondements anthropologiques, ressort également d’un examen du discours de l’épiscopat français, dont Philippe Portier montre que l’évolution au cours du XXe siècle se conjugue avec une parfaite continuité dans la condamnation d’une conception indifférentiste de la religion réduite à une option privée, au lieu d’être compris comme une obligation individuelle et collective relevant à la fois de la parole divine et de la raison humaine, de la loi divine et de la loi naturelle 4. Philippe Portier indique toutefois que l’évolution de la position épiscopale française, dans la période qui s’ouvre avec le concile Vatican II, « se traduit par une adhésion au régime français de laïcité », désormais envisagé comme un « régime souhaitable 5 ». Au-delà d’une continuité dans l’anthropologie, force est donc d’observer un changement de philosophie politique, un renoncement à la « formule de l’État chrétien », mais dans un contexte où l’Église et l’État se trouvent unis, « dans l’ordre moral, par un pacte de gouvernement, construit sur l’assise d’une conception partagée de la dignité humaine 6». Or, « depuis les années 1970, ce contrat s’est effiloché 7 ».                                                                                   

            L’effilochement du pacte de gouvernement entre l’Église et l’État dans l’ordre moral, qui ressortit à l’extension de la liberté morale, s’est doublé en France d’une restriction de la liberté religieuse avec la loi du 24 août 2021 sur le séparatisme. François Daguet et Philippe Portier convergent également sur ce point, et l’article d’Emmanuel Tawil permet d’apprécier avec précision la manière dont cette loi restreint des libertés dont bénéficiaient les religions depuis 1905 8. C’est la deuxième raison qui justifie le choix de ce thème par la rédaction francophone de Communio : son actualité dans la démocratie libérale française. Dans cette perspective, on peut légitimement s’inquiéter de l’évolution de plus en plus antilibérale de la législation française, depuis la proscription des signes religieux ostensibles dans les écoles publiques en 2004 jusqu’à la limitation des libertés d’association et d’enseignement pour les organisations cultuelles en 2021. Emmanuel Tawil souligne en ce sens que la loi du 24 août 2021 s’inscrit dans un « contexte de tension avec les religions, qui a vu pour la première fois les trois confessions chrétiennes (catholique, protestante et orthodoxe) s’opposer ensemble à l’État en contestant la conformité de la loi sur le séparatisme à la constitution 9 ».

Mais faut-il s’étonner de cette évolution ? Une généalogie du libéralisme politique de Hobbes à Spinoza, qui explique comment s’associent séparation des régimes ou des règnes spirituel et temporel et double juridiction politique et religieuse de l’État, rend compte des difficultés des démocraties libérales à l’égard de la liberté religieuse, qui est méconnue en théorie dans toute son extension, et reconnue en pratique avec des restrictions 10. D’où la troisième et dernière raison de ce thème : toute tentative de réduire la distance séparant le christianisme du libéralisme politique suppose à la fois la déconstruction et la reconstruction du libéralisme politique sur la liberté religieuse considérée comme un droit inaliénable, au même titre que et avant la liberté de conscience. Tertullien s’avère sur ce point déterminant : David Vopřada montre que ses textes apologétiques ne défendent pas la liberté religieuse au nom de la liberté de conscience, mais la liberté de conscience au nom de la liberté religieuse, étendant à la religion le principe romain de la protection des droits civils de l'homme libre 11. De la même manière, les chrétiens sont appelés à défendre, y compris dans les démocraties libérales, la liberté religieuse comme la première des libertés publiques.


 

   1 Voir notamment : Dom Philippe DUPONT, « La liberté religieuse », Communio, no 13, 6, 1988, p. 75-99 ; Yves-Marie HILAIRE, « Droits de l’homme, droits de la personne. Un siècle de conflits, un siècle de convergence entre l’Église et les Déclarations des Droits de l’Homme », Communio, no 14, 3-4, 1989, p. 140-152             

   2 Voir François DAGUET, « Le droit à la liberté religieuse – Convergences et équi- voques entre l’Église et les États libéraux », ci-dessous, p. 13    

   3 Voir Nicholas HEALY, « Dignitatis Humanae et l’État libéral moderne », ci-dessous, p. 25.   

   4 Voir Philippe PORTIER, « Laïcité et liberté religieuse dans le discours de l’épis- copat français – Constantes et variations », ci-dessous, p. 39. Sur ce point, voir aussi François DAGUET, art. cit., p. 13.       

  5 Voir Philippe PORTIER, art. cit., p. 46 et 49.

 6 Ibid., p. 49 et 52

 7 Ibid., p. 52.

 8 Voir Emmanuel TAWIL, « Que reste-t-il de la liberté religieuse en France après la loi sur le séparatisme ? », ci-dessous, p. 69.

 9 Ibid., p. 76-77.

 10 Voir Émilie TARDIVEL, « Difficile liberté religieuse – Hobbes, Spinoza et la philosophie politique moderne », ci-dessous, p. 59.

 11 Voir David VOPŘADA, « Une question de conscience ? Tertullien et la défense de la liberté religieuse », ci-dessous, p. 79.

 


 

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