Editorial

L'autre nom de l’Église1

Jean-Robert Armogathe et Florent Urfels

« Le chemin de la synodalité est le chemin que Dieu attend de l’Église du troisième millénaire 2 ». Tel est l’engagement programmatique proposé par le pape François lors de la commémoration du 50e anniversaire de l’institution du Synode des Évêques par le bienheureux Paul VI. La synodalité, a-t-il souligné, est en effet une « dimension constitutive de l’Église », si bien que « ce que le Seigneur nous demande, en un certain sens, est déjà pleinement contenu dans le mot “synode” 3 ». Une étude détaillée de la Commission théologique internationale, publiée en 2018, rappelle que les Latins ont traduit le mot grec par synodus ou concilium. La distinction entre les mots synode et concile est toute récente, et les documents de Vatican II les utilisent comme synonymes 4. C’est le Code de 1987 qui a introduit les distinctions entre concile particulier (général ou provincial) et concile oecuménique, d’une part, et synode des évêques (et synode diocésain), d’autre part. Dans la littérature théologique, canonique et pastorale des dernières décennies est apparu l’usage d’un néologisme, le substantif synodalité, corrélatif de l’adjectif synodal ; tous les deux dérivent du mot synode. On parle ainsi de la synodalité comme dimension constitutive de l’Église, ou tout simplement de l’Église synodale. Ce langage nouveau qui exige une soigneuse mise au point théologique est le signe d’un acquis qui a mûri dans la conscience ecclésiale à partir du magistère de Vatican II et de l’expérience vécue, dans les Églises particulières et dans l’Église universelle, depuis le dernier concile jusqu’à nos jours 5. La préparation du présent cahier a montré la complexité de cette notion et la grande variété des interprétations dont elle a pu être l’objet 6. Le dossier historique parcourt un grand arc de siècles, depuis les conciles wisigothiques des VIe -VIIe siècles jusqu’aux conciles régionaux de Baltimore au XIXe siècle. L’Orient chrétien et l’Église d’Angleterre ne sont pas oubliés. Les articles rassemblés, dus à d’éminents auteurs, nous ont paru rendre compte de cette richesse qui illustre trois facettes de l’Église de Dieu, souvent mentionnées dans l’enseignement du magistère.

1. Une Église de communion

Le concept de communion (koinonía), déjà mis en lumière dans les textes du concile Vatican II, convient particulièrement pour exprimer l’intimité du mystère de l’Église et peut certainement être une clef de lecture pour un renouvellement de l’ecclésiologie catholique7. Synodos et concilium ont en commun un préfixe de réunion. Mais il ne s’agit pas seulement d’« être ensemble ». Le groupe n’est pas fortuitement rassemblé. Ses éléments ont en commun d’avoir été appelés, regroupés, réunis (suivant les différentes étymologies possibles de concilium), ils cheminent ensemble, ou se retrouvent sur le seuil de la même maison (selon les étymologies possibles de synodos). Il ne convient pas pour autant d’entendre cette union comme une « communion des Églises particulières », sinon de manière analogique : car « l’Église ne date pas d’à présent, mais de l’origine [...] et elle a apparu dans les derniers jours pour nous sauver8 ». L’Église-mystère précède la création, « elle est mère et non produit des Églises particulières9 ». Par conséquent, la formule de Vatican II : « l’Église dans et à partir des Églises (Ecclesia in et ex Ecclesiis)» (Lumen gentium, n. 23/a), est inséparable de cette autre formule : « les Églises dans et à partir de l’Église (Ecclesiae in et ex Ecclesia)10 ». La communion est antérieure à la collégialité dont elle est le principe formel 11. Cette ecclésiologie de communion a été largement développée dans Lumen gentium : elle peut seule rendre compte de la substance profonde du mystère et de la mission de l’Église dont le source et le sommet est l’Eucharistie.

Dans ce contexte ecclésiologique, la synodalité signifie le modus vivendi et operandi spécifique de l’Église Peuple de Dieu qui manifeste et réalise concrètement son être de communion dans le fait de cheminer ensemble, de se réunir en assemblée et que tous ses membres prennent une part active à sa mission évangélisatrice 12. C’est pourquoi tous les baptisés (et les catéchumènes) sont appelés à participer au processus synodal : non pas comme une assemblée démocratique, mais comme le Peuple de Dieu, dans l’unité de l’Esprit, avec la hiérarchie de service qui rend possible son insertion dans le monde et son action dans la société . D’un point de vue doctrinal, cette participation est fondée par le sensus fidei, exprimant le fait que chacun reçoit de l’Église entière la vie du Christ et, en retour, est porteur d’une parole apte à éclairer l’Église dans son discernement. La décision finale est prise par l’évêque, mais ce dernier doit d’abord écouter et repérer l’action de l’Esprit dans l’existence des fidèles qui lui sont confiés. La synodalité correctement comprise met donc en pleine lumière l’originalité de la communion ecclésiale, basée sur le double don de la hiérarchie ministérielle (les évêques et les prêtres qui les assistent) et des charismes (donnés à tous les fidèles, quel que soit leur état de vie). Dit autrement, une Église davantage synodale ne devrait pas impliquer une Église paralysée par des procédures de consultation de plus en plus complexes mais une Église plus attentive à la vie charismatique des baptisés et, à dire le vrai, plus souple et moins bureaucratique.

2. Une Église catholique13

L’adjectif prend ici tout son sens en soulignant la vocation universelle d’une Église destinée à apporter à tous la vérité du salut donné par Dieu14. Si la communion est la systole qui concentre et réunit, la catholicité est la diastole qui irrigue l’humanité tout entière. Ainsi est exprimée la tension fondamentale au cœur de l’Église. Elle est par nature tout le contraire d’une « société close » : pour être « synodale », elle doit, parce qu’elle est « catholique », accueillir la diversité et même la promouvoir à l’intérieur de son unité collégiale et sacramentelle. Pour rester « symphonique15 », cette unité doit rester en mouvement, constamment tendue vers l’Esprit16.

Il convient ici de relire les pages quasiment prophétiques de Louis Bouyer en 197017 sur la mise en place des nombreux « conseils » décidés par le Concile :

L’utilité de tels organismes et l’importance prévisible que leur évolution devrait avoir dans celle de l’Église vers une réalisation meilleure de cette communion catholique et une, dans le Saint Esprit, qu’elle ne saurait cesser d’être en substance, n’a pas besoin d’être soulignée.

Louis Bouyer fait alors un éloge paradoxal, mais rigoureux du presbytéranisme calviniste, tempéré par le rappel de la tentation constante du cléricalisme :

Il faut que le souci d’associer tous et à la vie de l’Église et aux décisions la concernant et, pour cela, écouter ce que l’Esprit peut suggérer à tous, soit non seulement sincère, mais pratique et lucide.

Il conclut en rappelant que conciles et synodes, si directement représentatifs qu’ils soient, « ne sont que des efforts extraordinaires pour ranimer dans l’Église un esprit d’unité catholique qui doit y être poursuivi toujours et en toute occasion ».

Unité, cependant, n’est pas synonyme d’uniformité. Par l’organisme sacramentel et les états de vie, chacun reçoit un rôle unique et insubstituable dans le grand drame du Salut. Aussi bien la synodalité ne cherche-t-elle pas à gommer cette diversité – toujours dérangeante pour une raison abstraite – ni à l’intégrer dans un « message universel » plus facilement communicable, mais bien à manifester la dynamique de la grâce : ce qui est donné à l’un l’est pour le bien de tous. Principe théologique et spirituel ne devant pas rester sans influence sur les procédures concrètes adoptées dans les débats synodaux comme sur la manière d’incarner les décisions prises. Dieu donne l’Esprit sans mesure (Jean 3,34), mais il n’est pas évident d’accueillir le charisme de l’autre quand il entre en tension avec le sien propre. Les charismes doivent être coordonnés les uns aux autres pour que l’Église apparaisse comme une réalité vraiment catholique – et cette coordination est encore un travail spirituel, charismatique donc, confié prioritairement aux évêques.

3. Une Église missionnaire et évangélisatrice

Par nature, l’Église, durant son pèlerinage sur terre, est missionnaire, puisqu’elle-même tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint-Esprit, selon le dessein de Dieu le Père18.

L’unité de communion et l’ouverture de la catholicité rendent possible l’activité missionnaire qui serait tout simplement impensable sans elles. Elle n’est plus alors une dispersion, mais l’affermissement de son unité. Elle n’est plus un décentrement, mais une vigueur nouvelle de sa vocation. En étant missionnaire, et donc en rendant réel, en « réalisant » l’axe vital de la doctrine qui la fonde, l’Église synodale s’épanouit et fructifie.

Comme l’a souligné le pape François, « le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onction que le rend infaillible “in credendo”. Cela signifie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas les paroles pour exprimer sa foi. L’Esprit le guide dans la vérité et le conduit au salut19 ».

Par conséquent, pour une Église synodale, l’évangélisation n’est pas réservée à des acteurs qualifiés, mais chaque baptisé est désormais protagoniste de la mission : « Tout chrétien est missionnaire dans la mesure où il a rencontré l’amour de Dieu en Jésus Christ20 ».

C’est une formidable ressource pour l’annonce du kérygme, une mobilisation de chaque baptisé, « disciple-missionnaire », à l’image des premiers disciples (« Nous avons trouvé le Messie » Jean 1, 41) ou de la femme de Samarie.

L’Église synodale est une chance pour le monde – et une occasion de profond renouvellement :

L’expérience vécue et persévérante de la synodalité est pour le Peuple de Dieu une source de la joie promise par Jésus, un ferment de vie nouvelle, un tremplin pour une nouvelle phase de l’engagement missionnaire21.

Comme toute œuvre grande, la synodalité n’est pas non plus sans risques : celui de se fondre purement et simplement dans le Zeitgeist, avec le secret espoir d’être mieux reçu et écouté ; celui aussi d’être tellement obnubilé par le fonctionnement interne de nos communautés qu’on en viendrait à oublier l’attitude spirituelle de fond consistant à regarder le Christ. La synodalité doit nous permettre de mieux entendre la Parole de Dieu, de mieux la vivre, et pour cela il ne faut pas craindre de « raser les bastions 22 » qui apparaissent désormais comme des éléments périmés ou rigidifiés. Mais gardons-nous aussi d’une obsession pour les structures ecclésiastiques qui finirait par obséder nos esprits en les détournant de l’essentiel. L’Église n’est « instrument de la Rédemption de tous les hommes23 », elle n’est tournée vers les hommes que dans la mesure où elle se tourne vers le Christ envoyé par le Père. L’Église n’est vraiment synodale, elle n’est vraiment belle, que si elle contemple le Fils, toujours mieux, toujours plus.

 


 1 Jean Chrysostome, Exp. in Psalm., 149, 1 ; PG 55, 493.

 2 François, Discours à l’occasion de la commémoration du 50e anniversaire de l’institution du Synode des évêques, 17 octobre 2015

 3 Document de la Commission théologique internationale, La synodalité dans la vie et la mission de l’Église, 2.

 4 Voir Dei Verbum, n. 1 ; Sacrosanctum Concilium, n. 1.

 5 Document de la CTI, n. 5

 6 Le cahier francophone a particulièrement profité de la collaboration de la rédaction hongroise.

7 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Communionis notio, n. 1 (28 mai 1992), faisant référence à Vatican II (voir Lumen gentium, n. 4, 8, 13-15, 18, 21, 24-25 ; Dei Verbum, n. 10 ; Gaudium et spes, n. 32 ; Unitatis redintegratio, n. 2-4, 14-15, 17-19, 22), et au Rapport final de la deuxième Assemblée extraordinaire du Synode des évêques en 1985 (voir II, C, 1).

8 Ps.-Clément de Rome (IIe s.), Homélie, XIV, 2 ; et Hermas (début IIe s.), Vis. II, 4 (PG 2, 897-900).

 

9 Communionis notio, n. 9

 10 S. Jean-Paul II, Discours à la Curie Romaine, 20 déc.1990, n. 9.

 11 Voir Jean Colson, L'épiscopat catholique. Collégialité et primauté dans les trois premiers siècles de l’Église,Cerf,1963. Préfacé par Y.-M. Congar, ce livre a tenu une place décisive dans les débats conciliaires. L’abbé Colson ((1913-1977), professeur à Angers, était l’expert de Mgr Brault, évêque de Saint-Dié. Voir aussi F. Dupré Latour, Le synode des évêques et la collégialité, Parole et Silence, 2004.

 12 Document de la CTI, n. 6.

13 Voir « La Catholique Église », Communio 224, 2012 (en ligne), et en particulier l’éditorial de Peter Henrici, « Sommes-nous assez catholiques ? », p. 5-8 et l’article de Walter KASPER, « Une unité dans la diversité fondée sur le Christ dans l’Esprit », p. 9-22.

 14 H. De Lubac, « Questions de terminologie », in Les églises particulières dans l’Église universelle, Paris, Aubier, 1971, p. 29-42 (rééd. Cerf, 2019).

15 Voir Ignace d'Antioche, Aux Éphésiens, ch. 4 (SC 10, p. 72) : « Votre presbyterium justement réputé, digne de Dieu, est accordé à l’évêque comme les cordes à la cithare ; ainsi, dans l’accord de vos sentiments et l’harmonie de votre charité, vous chantez Jésus Christ ».

16 Cf. aussi le document de la CTI, Le sensus fidei dans la vie de l’Église, 2014.

17 L. Bouyer, L’Église de Dieu, Paris, Cerf, 1970, tout le ch. 9 : « Ecclesiolae in Ecclesia », p. 531-567.

18 Ad gentes, n. 2.

19 Evangelii Gaudium, n. 119, rappelant Lumen gentium n. 12.

20 Ibid., n.120.

 21 CTI, La synodalité..., n. 121.

 22 D’après le titre du livre de Hans Urs von Balthasar, paru en 1952.

23 Lumen gentium 9.


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